Parutions

La poésie et l’avenir de la planète

Monsieur Mustapha Fahmi est professeur de littérature anglaise au Département des arts et lettres et directeur par intérim de l'Unité d'enseignement en lettres à l'Université du Québec à Chicoutimi. Monsieur Fahmi est un spécialiste de Shakespeare de renommée internationale. Auteur de plusieurs publications, portant notamment sur Shakespeare, il prononce également de nombreuses conférences en Europe, en Amérique et en Australie.
Voici la préface de la dernière édition de « La Bonante », une revue de création littéraire publiée par l’Unité d’enseignement en lettres, parue en avril 2006. Cette publication présente les textes créés dans le cadre du Concours littéraire annuel organisé à l’Université du Québec à Chicoutimi.

Dans un des poèmes les plus célèbres du vingtième siècle, « The Wasteland, » le poète américain T.S. Eliot nous décrit une terre en désolation, une terre où rien ne pousse, où même les êtres vivants ont cessé de se reproduire. Dans un passage particulièrement fort, le poète s’adresse directement à l’homme :

Son of man,
You cannot say, or guess, for you know only
A heap of broken images, where the sun beats,
And the dead tree gives no shelter, the cricket no relief,
And the dry stone no sound of water.

Le poème a une résonance écologique claire, malgré le fait qu’il soit publié longtemps avant l’émergence de l’environnementalisme moderne. Cependant, ce qui distingue le passage que je viens de citer des dizaines de rapports publiés chaque année dans les journaux sur l’état de la planète, c’est que, une fois lu, ce passage est difficile à oublier. Pourquoi ? Parce qu’il fait ce que seule la poésie sait faire, c’est-à-dire, créer un espace où les choses se dévoilent et se révèlent d’une façon propre à leur essence. Les écologistes peuvent nous décrire avec précision tout ce qui peut arriver à un arbre, mais seul le langage poétique est capable de nous révéler « l’arbreté » de l’arbre, c’est-à-dire, sa façon unique et inimitable d’être dans le monde. C’est cette particularité qui rend la poésie indispensable de nos jours. Une éducation écologique est utile, certes, mais elle est loin de garantir un meilleur avenir pour notre planète, car contrairement à ce qu’on pense, ce ne sont pas les statistiques détaillées sur le réchauffement de la terre qui pousseront les gens à protéger la nature. Les gens protègent ce qu’ils aiment et l’amour de la nature passe par la poésie.

À une époque où tout est encadré, où tout fait partie d’un système, où tout est réduit à une ressource. À une époque où l’étudiant n’est plus un étudiant mais un client qui paie pour un service qui le prépare pour un marché. À une époque où le bon professeur n’est plus un professeur, mais plutôt un chercheur qui passe une partie considérable de son temps à chercher des subventions de recherche, la poésie devient de plus en plus pertinente comme arme contre l’encadrement. Car, contrairement au langage quotidien qui s’appauvrit de jour en jour et devient une langue de bois qui aplatit les idées et unifie les sentiments, la poésie est par sa nature une forme de transgression. Elle transgresse les limites du langage ainsi que les limites de la logique, parfois : « Je tremble dans l’azur comme un sphinx incompris / J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes / Je hais le mouvement qui déplace les lignes / Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris, » dit Baudelaire.

Être un humain, selon Heidegger, c’est, avant tout, être capable « d’habiter. » Habiter, non pas dans le sens d’occuper une place dans l’espace, mais plutôt dans le sens de s’abandonner et de s’ouvrir à l’espace dans une relation de devoir et de responsabilité. Mais Heidegger nous dit également que « l’homme habite en poète. » Cela veut-il dire que seuls les poètes sont des êtres humains? Certainement pas. « L’homme habite en poète » signifie surtout qu’il n y a pas d’avenir pour l’être humain, si ce dernier n’arrive pas à comprendre qu’il est le don de quelque chose en dehors de lui-même, quelque chose au-delà de l’humain. Cela veut également dire que les éléments naturels ont leurs propres revendications. Ils nous demandent, entre autres, de les laisser se révéler comme des choses qui ont un sens propre, au lieu de les réduire à des ressources et de leur imposer un sens qui leur est étranger, un sens qui, en fin de compte, satisfait nos besoins. Cette révélation est le domaine de la poésie. C’est la poésie qui sauvera le monde.