L’Homme d’affaires de l’an 3000

« Reportage anticipé de Jacques Spitz » [extrait, juin 1950]

Nos contemporains de l’an 3000 s’ignorent. Quelle est la vie d’un grand homme d’affaires, d’une hôtesse de l’éther, d’un robot pensant, d’un médium de central psychique, d’un prospecteur de planètes, d’un confesseur de pape, d’un sculpteur d’ondes?… Autant de points d’interrogation. Pour y répondre, le Téléjournal mondial va publier une série de reportages sur la journée de chacun des personnages typiques de notre époque. Nous commençons par M. Henri M., le célèbre milliardaire, le businessman n°1 du système solaire, qui a bien voulu recevoir un de nos reporters. N. D. L. R.

— Demain matin, à huit heures quatre, au central personnel de M. Henri D… Laissez-passer accordé, avait répondu une voix féminine à ma demande radiophonique de rendez-vous.

À huit heures deux, mon taxicoptère me déposa sur le toit du célèbre gratte-ciel qui domine Métropolis. Le temps de traverser les trois vestibules « de ces détectives d’armes », « d’intentions suspectes » et « de bêtise rhédibitoire », qui dressent éventuellement une barrière devant le visiteur et, jugé digne d’entrer, le pénétrai à l’heure dite dans le bureau de M. D… Discrètement, je mis le contact de mon enregistreur automatique, ce stylo du journaliste moderne, en bonne place dans ma poche revolver.

— Asseyez-vous, M. S…, me dit M. Henri D…, comme pour m’initier d’emblée à la position patronale type.

Lui-même en short gris clair, reposait mollement dans un de ces fauteuils en gelée élastique qui sont le paradis des lombes. Entre nous s’étendait une immense table en titane poli, aussi rase que la table du philosophe antique Delacarte.

Sur cette table, nous allons construire un jour du monde moderne.

L’attente fut brève. Une apparition céleste s’avança dans la pièce : des yeux d’aurore, des cheveux de comète, une démarche réglée sur la musique des sphères…

— Ma secrétaire particulière, me dit Henri D… Suzanne, dites-nous le programme de la journée.

D’une voix qu’eussent enviée les actrices de la Comédie Européenne, jouant le vieux tragique Racine, Miss Suzanne, déclara :

— Cent soixante-quatorze rendez-vous d’affaires, quatre invitations à déjeuner, six à dîner, deux mariages, quatre enterrements; l’inauguration du cirque Archimède sur la Lune; première traversée officielle du tunnel sous l’Atlantique; six rendez-vous féminins de 17 à 19 heures, sauf Lola à 11 h 45; acheter un bijou à Mme Henri; séance à 17 h 15 chez le psychanaliste-homéopathe [sic]; grand gala à l’Opéra de Chicago; première télévision de Vénus au Camp de Mars; match de puces atomiques à Élysées-Garden à 22 h, et, si possible, écrire un chapitre de vos mémoires.

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