Le voyage muet

[extrait de Le voyage muet]

Ma nouvelle ville était une connaissance ancienne. Je l’avais aimée au point d’y revenir déjà. Et maintenant encore… Je me promettais des comparaisons curieuses, souhaitant que les impressions de ce jour fussent fâcheuses, tant parce que la fidélité me peinait que pour la joie de gâcher des souvenirs.

Dès l’arrivée, ayant à peine touché l’hôtel, il y a un charme étrange à promener au milieu d’habitants prisonniers de leurs habitudes et de leurs demeures, un être à l’âme fuyante, toute secouée encore des derniers cahots et qui ne montre, au long de sa promenade, que l’assurance tranquille de celui qui la fait tous les soirs. À se jeter ainsi, immédiatement, sur l’aspect des villes et du monde, en les débarrassant de tout un accompagnement de lenteurs et de dispositions matérielles, on dégage mieux leur caractère factice de décor, on les ramène à leurs véritables dimensions… et l’on se grise de sa propre puissance, cette puissance du solitaire, si excessive qu’elle fait fléchir et reculer la plupart de ceux qui tentent leur propre aventure.

J’allais et tout était à la place où je l’attendais, hormis le ciel, trop bas et gris. La fraîcheur qui en tombait affinait la banalité du revoir. Dans les petites rues mouillées, peu de gens s’interposaient entre la ville et moi. À retrouver maints détails que j’avais oubliées, je sentais se développer en moi une indulgence émue.

Je gagnai à pied une terrasse dominante, promenade que le guide recommande comme l’excursion du dernier jour, à faire en voiture. J’y arrivai quelques minutes après avoir quitté la gare. Brusquerie stimulante.

Mais mon plaisir n’avait rien de vif. C’était une sorte de charme à l’état larvaire. Je m’y abandonnais dans l’espoir d’une mue prochaine et radieuse. En vain. Des collines aux coupoles, au fleuve, mes yeux erraient. Rien de puissant ne naissait. Délicatement grise, la ville me disait qu’elle était là, que c’était à moi de la prendre… et je sentais, impossible à briser comme toujours, la vitre interposée entre le spectateur et le spectacle, et qui est faite de ce spectacle même.

(Le voyage muet, p. 51-53)

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