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Monsieur, c’est un cancer !

J’attends depuis une heure dans cette salle. Je crains le moment où j’entrerai dans le bureau du médecin. Et si on m’apprenait que je suis atteint d’un cancer ?  Depuis quelques mois, je ne vais pas très bien. Je peine à terminer mes journées, affaibli par d’importantes montées de fièvre. Au début, j’ai pensé à une vilaine grippe, l’hiver a été long et rigoureux cette année. Après deux mois de symptômes et l’insistance  de ma conjointe, je me suis enfin décidé. Le pire a été de trouver un médecin. J’ai fait la file la semaine dernière dans une clinique sans rendez-vous. J’ai fait le pied de grue dès 6h00 le matin pour être certain d’avoir une place.  Le médecin qui m’a rencontré m’a ordonné une batterie de tests et  ce  matin j’aurai les résultats.  On  me fait revenir au bureau et cela m’inquiète. Soudain, je sursaute mon nom surgit de l’interphone, je suis attendu dans la salle 201. Je me sens très nerveux, je ne trouve pas la fameuse porte on dirait un vrai labyrinthe.  Il s’informe de la manière dont je me sens, et comment je vais depuis  notre rencontre. Il a devant lui mon dossier, il l’ouvre de manière un peu fébrile et froisse   les quelques feuilles devant lui entre  ses mains : « Monsieur, j’ai reçu les résultats de vos derniers tests. Les nouvelles ne sont pas très bonnes, je suis désolé, c’est un cancer  »…. Tout s’embrouille, j’entends mais je ne comprends pas. Il  me parle d’une tache sur les poumons.  Une tumeur.  J’ai attrapé une tu-meurs!  Il me rassure, me donne les statistiques sur le taux de guérison de patients aux prises avec un cancer similaire. Mes chances sont bonnes. Des questions se bousculent dans ma tête, je n’arrive pas à les poser, elles restent coincées dans ma gorge et j’entends battre mon cœur à un rythme d’enfer. Prends de grande respiration, ça va passer.  Mais ce n’est pas possible, je n’ai jamais fumé de ma vie! Je perds le fil de la conversation, je veux sortir de ce lieu, m’enfuir loin, ne jamais avoir entendu ce diagnostic.

Et puisje me retrouve sur le trottoir, je respire l’air froid qui me transperce ces poumons que je sais maintenant malades. C’est  la fin de l’hiver, moi qui avais hâte au printemps.  Il fait froid, j’ai les mains glacées, je tremble.  Je m’arrête quelques secondes, où donc ai-je stationné ma voiture ? Bon sang, je tourne en rond.   Que vais-je dire à mes proches ? J’aurais dû accepter l’invitation de ma femme qui voulait m’accompagner ce matin. Elle aurait su en même temps que moi, elle aurait peut être posée les questions que je n’ai pas posées. « Docteur nous avons  un voyage de prévu pour mai est-ce qu’on doit annuler? Pendant combien de temps sera-t-il en congé de maladie? Va-t-il perdre ses cheveux? »

Le cellulaire sonne, un coup, deux coups c’est elle, elle veut des nouvelles, non pas lui dire cela au téléphone, ne pas répondre pour l’instant, retarder le moment, me préparer et me remettre sur pied. Il est midi, le soleil est à son zénith, mais il fait si sombre.   Je roule sans avoir de destination. Arrête, calme – toi!  D’abord, le médecin l’a dit : « vos chances sont bonnes, on l’a pris au bon moment ». Oui, je vais me battre, lutter jusqu’au bout, écouter les consignes, aller à mes traitements, ne rien manquer, ne pas perdre une chance de guérir. Encore le téléphone, un coup, deux coups…. je décroche: « Salut, oui je suis là, je viens de sortir du bureau du médecin, j’allais t’appeler, ça va, tout est sous contrôle. Je ne peux pas te parler longtemps,  j’ai une urgence ne t’inquiète pas ».

Et je roule dans la ville, je visite des lieux que j’aime, je passe devant  la maison de mes parents que l’on a vendue il y a dix ans, au décès de ma mère. Le quartier n’a pas changé, de jeunes familles sont venues s’installer. Je donnerais tout pour pouvoir entrer dans cette maison, MA maison,  pour être  accueilli, rassuré par mes parents. Ils me manquent tellement en ce moment. Je regarde ma montre, il est déjà la fin d’après-midi. Ce n’est pas possible, j’ai perdu la notion du temps. Je dois vite rentrer à la maison, ma femme va s’inquiéter mais je ne sais toujours pas comment je vais lui annoncer cela ! Il faut d’abord que je sois calme et rassurant. Suis-je obligé de lui dire tout de suite ? Pourquoi ne pas gagner  24 heures?   Je stationne ma voiture dans l’entrée de la maison  et  je constate que je n’aurai pas le choix de tout lui dire rapidement. Elle a deviné, elle a compris ce matin au téléphone. Elle a même appelé les enfants en renfort, ils sont là tous les deux. Difficile de  cacher quoi que ce soit  quand cela fait 30 ans qu’on vit ensemble. J’ouvre la porte d’entrée. Le froid gagne tout mon corps, le silence est si insupportable  que je le casse en lançant violemment ce mot qui fait plus de bruits que toutes les détonations, une bombe de quatre syllabes: c’est un CANCER.  J’aurais voulu y aller plus doucement, mais comment dire ça? Je voulais minimiser l’impact, la violence de la nouvelle et bien c’est raté. Je n’ai jamais été très à l’aise dans la manière de transmettre une nouvelle.  J’ai annoncé le décès de mon père à ma soeur d’une manière si brutale qu’elle a failli s’évanouir à l’autre bout du fil. Tout le monde pleure.  De longues minutes où le temps semble se figer, l’air dans la pièce se raréfie, tout est si lourd. Heureusement arrivent les mots qui sauvent des maux. Des paroles sur mesure, que les humains utilisent quand ils  sont incapables de décrire ce qu’ils ressentent. Des mots passe-partout qui permettent de retrouver  son équilibre. « On va passer au travers ensemble ». « On sera là ». »   On va se battre avec toi. »  Et mes larmes retenues depuis la matinée coulent un peu, je fais attention car mes enfants ne m’ont jamais vu pleurer, j’essuie furtivement la goutte délinquante! Je les rassure tous.  Je leur dis que je ne suis pas plus malade que ce matin, que l’on va vivre une journée à la fois, que je suis aujourd’hui en forme et que l’on va gagner notre combat. Je réussis à apaiser tout mon monde mais  j’ai hâte de me retrouver seul. Je suis mort de fatigue, épuisé. Vivement le silence de la nuit. Je décrète alors que chacun doit rentrer chez lui, il faut dormir et la vie continue. On se serre fort les uns les autres et je me sens libéré. La porte se referme sur l’une des pires journées de ma vie. Un saut dans le vide. J’éteins la lumière de la cuisine, ma conjointe comprend à ce signal que c’est l’heure du coucher. Après le week-end, j’irai au bureau régler la paperasse pour mon congé. Il faudra bien que j’annonce à mon patron la nouvelle. Je passe devant la salle de bain et je décide de prendre un bain chaud. Cela va me relaxer et peut être me laver du poids de cette journée. Je me repose pendant  plusieurs minutes dans cette  eau qui me calme, m’enveloppe de sa chaleur.  Je ne vois plus rien dans la pièce, enveloppé comme dans un épais brouillard. Je regarde soudain mon corps amaigri. Je n’avais pas remarqué que mes jambes étaient si longues et surtout si maigres. Mon ventre est plus flasque et  je réalise soudain que j’ai perdu beaucoup de poids ces derniers temps.  Des collègues de travail m’ont d’ailleurs fait la remarque et j’étais assez satisfait d’avoir perdu ces quelques kilos en trop.  J’aurais cependant  dû me douter que c’est impossible de maigrir si on ne fait pas plus d’exercices et que l’on mange toujours autant. Je sors à regret de ce ventre blanc  pour entrer dans notre chambre.  Je marche sur la pointe des pieds,   je ne veux pas réveiller ma conjointe même si je sais qu’elle ne dort part.  Je le reconnais à sa respiration. Je me  glisse sous les couvertures et elle m’enlace. Son corps tout près du mien, son odeur, sa respiration tout cela me rassure, je n’ai  besoin rien d’autre aujourd’hui.  Pendant la nuit, j’ai cru entendre ses sanglots étouffés sous l’oreiller.

Le lendemain matin, même si nous avons peu dormi, je suis plus calme et ma conjointe aussi. C’est samedi, nous avons un petit week-end pour nous deux. On se fait un super petit déjeuner. Elle  prépare mes crêpes préférées. Le café est  bon. Nous décidons de passer ce week-end tous les deux seuls à la maison. Il y a tant à faire. Nous appelons  les enfants pour leur dire que nous avons besoin de temps juste  nous deux. Nous sommes « absents » jusqu’à dimanche midi,  mais s’ils sont libres ils viendront souper dimanche, on se fera une bonne bouffe. Puis nous parlons un peu de l’avenir.  D’abord apaiser notre instinct de survie. Nous n’avons pas à nous inquiéter au plan financier. J’ai vérifié dans mes papiers et j’ai pris la  « grosse assurance ». Lorsque je suis arrivé chez  cet employeur, les enfants étaient très jeunes et comme je bénéficiais du  revenu le plus important nous avions opté pour  la meilleure protection.  Nous n’aurons  donc pas de soucis financiers et  je pourrai me concentrer sur ma guérison, c’est une chance que plusieurs n’ont pas. Ma conjointe souhaite  prendre des congés pour m’accompagner à tous mes traitements. Je la remercie de cette attention mais pour le moment ça va aller.   Je crois qu’il est encore tôt pour prendre de telles décisions, attendons de voir de quelle façon mon corps va réagir aux traitements.  Je  préfère qu’elle garde son boulot, son réseau d’amis, ses cours de yoga le lundi, la piscine le mercredi et les quilles le vendredi. Je souhaite  que la vie reste normale le plus longtemps possible. Je veux qu’elle me regarde comme l’homme que j’ai toujours été et non pas comme un malade, du moins pas tout de suite. Nous sortons les albums photos, les vidéos de nos voyages avec les enfants. Mon Dieu que la vie passe vite. Nous avons eu nos moments difficiles, mais avec le recul je me dis qu’on a été heureux ensemble et que nous allons   continuer de prendre soin de nous deux et de veiller l’un sur l’autre. Ce week-end « d’amoureux » nous a fait le plus grand bien. Quand les enfants étaient petits lorsque la fatigue prenait le dessus, nous avions l’habitude de les confier à leur grand parent et de prendre du temps pour nous.  Ce rituel  nous a rassurés et rapprochés. Les enfants sont venus souper, nous avons  eu du plaisir, pris du bon vin, regardé de nouveau  les albums photos, visionné quelques vidéos.

Après quelques semaines, le choc de la nouvelle est derrière moi. Le quotidien et sa routine ont repris leur droit. Ma vie est désormais rythmée aux horaires de mes traitements et les rendez-vous de toutes sortes. Il y a tant de démarches à faire. Pour ce qui est de l’avancée de la maladie, le médecin m’a avisé que l’on passera des tests dans quelques semaines. On verra à ce moment si la tu-meurs a progressé. Je constate peu à peu que l’on s’installe dans la maladie comme dans un nouveau travail. On développe des routines. Les matins sans traitements c’est la lecture du journal, la marche, le ménage. Ma vie ordonnée comme avant le chaos, un nouvel équilibre. Les jours qui suivent les traitements je ralentis, la vie est plus lente, j’ai mal partout et nulle part à la fois. Le plus difficile demeure les  semaines qui précèdent l’attente des résultats. Je supporte difficilement le stress qui génère le fait d’être suspendu à un test…J’ai beau chasser ces idées noires, tout faire pour avoir « des pensées positives » il y a comme de l’écho en moi. Qu’ai-je fait pour attraper ce foutu cancer? Pourtant je m’alimente bien, je ne fume pas, je fais du sport  et  voilà ma récompense! La colère monte. Je  dois rester positif. Mais que le temps est long! Toutes ces journées qui se ressemblent sans compter l’inquiétude et l’angoisse que j’essaie d’apprivoiser souvent en vain. Qu’il est long le temps du même, du cycle sans fin.

Aujourd’hui, cela fait deux ans  que je suis en sursis. J’ai beau avalé tout ce qu’il y a de médication, faire tout ce qu’il faut mais la maladie progresse. Comme m’a dit le médecin il semblerait que j’aie décroché le gros lot avec ce cancer ! En fait   je n’ai jamais bénéficié de congés  de traitements ou période de rémission. Je suis malade à   temps complet et de manière permanente. Je garde quand même une relative qualité de vie mais mes forces diminuent je me sens comme « brûler par en dedans». Je me consume à petit feu.

J’ai regardé le calendrier ce matin et je réalise que c’est le jour de mon anniversaire. Ce sera probablement le dernier.  Je n’ai surtout pas  le goût à la fête. Mais les enfants et ma femme voient les choses autrement et ont organisé une petite surprise. Il y a eu le gâteau dont  j’ai à peine pris une bouchée. Ils étaient  heureux d’être là tous ensemble. Ils  ont profité du repas pour  me dire un petit mot. Ils sont fiers de moi, je suis pour eux un exemple de courage. Cela me touche et me fait du bien, ils me sortent de mon silence, moi qui n’arrive plus à trouver les mots pour les rassurer car la maladie progresse toujours et ils le savent bien.

Je m’use prématurément. Quand je me regarde dans le miroir  je ressemble à mon père qui est décédé à 82 ans et dire que  moi j’en ai 57.  Mes journées sont toutes semblables. Ma vie s’enroule autour de la maladie, je suis en train de devenir ma maladie. Ma femme tient le coup. Je sens bien qu’elle est fatiguée, mais jamais elle ne lâche, elle est là, m’accompagne sa présence est un baume sur mes plaies. J’ai observé que nos amis viennent moins souvent nous visiter. Elle a dit en blague avec son humour habituel: « C’est vrai qu’on est platte ! » On a bien rit .  Je profite à plein de tous ces petits moments de fou rire. Ils sont de  plus en plus rares car  je commence à ressentir quelques  douleurs. Les traitements sont de plus en plus intenses et rapprochés. Comme le cancer se propage, on augmente les doses. On ne semble pas trouver le bon cocktail.  Je  commence à me demander si cela vaut la peine de continuer, de souffrit autant pour vivre et de quelle vie ?   Il y a des jours où je voudrais que ça cesse. Leur crier que j’en ai assez, qu’on me laisse tranquille. Et  si on ne donnait le choix de  me libérer du poids de ce corps flasque, inutile, lourd ?  Monsieur, voulez-vous continuer? Les traitements servent à vous acheter du temps, est-ce toujours votre désir?  Mais ces questions n’arrivent pas ? Elles viendront bientôt certes mais comment vais-je réagir et vivre ma faim de vie ? Et j’a-temps, suspendu dans une vie qui fait semblant, dans un monde que j’ai déjà quitté.  Suis-je allé trop loin dans la souffrance ? Je coule, je m’enfonce. C’est une mauvaise journée,  ça ira mieux, demain. Peut-être … Se peut-il que l’on meure bien avant de fermer les yeux définitivement!


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