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Ils étaient trois… récit d’une femme victime d’un viol collectif

 


 Nous tenons à saluer le courage de cette femme qui, après 34 ans de silence, a levé le voile sur une expérience qui marque et a marqué toute sa vie. 34 ans de silence et 34 pages d’un récit bouleversant. Nous la remercions de la confiance qu’elle nous a accordée en acceptant d’entrer dans le travail d’écriture et d’autoriser la publication.
En ce qui concerne le récit, je suis restée très près de ses mots, de son écriture. Une écriture assurée, jamais hésitante comme si tout avait été rédigé d’un seul trait. Le principal défi a été de faire des choix, de limiter ce récit à ces quelques pages. Au plan éthique, nous avons travaillé ensemble. Elle a pris le temps de relire cette version et de me donner son consentement.
Enfin, nous ne devrons jamais négliger la force, la persistance de ces cauchemars vécus par des centaines de milliers de femmes qui se sont tues, qui ont vécu le martyr d’une prison où elles étaient plus seules que des condamnées de la loi. Les éternelles condamnées de cette autre loi : celle du silence et de l’interdit de crier le désespoir devant ces règles non écrites dont l’actualité récente dévoile à quel point elle imprègne encore notre tissu social.

Je suis à mon premier trimestre d’un programme technique. Je vis seule, loin de ma famille, de mes amies, de mon copain. J’ai choisi ce collège pour la qualité du programme d’études, mais surtout parce que j’ai été repêchée comme membre d’une équipe sportive. Il faut dire que c’est la meilleure équipe du Québec. Je vis en résidence et ma nouvelle vie me plaît bien. Je me suis fait de nouvelles amies et malgré mes craintes à la rentrée de me retrouver seule cela se passe bien pour moi.


En début de semaine, j’ai reçu une invitation pour un party qui aura lieu vendredi. Une amie accepte de m’accompagner.   Je vais revoir un groupe d’amis avec lequel j’ai passé plusieurs semaines cet été dans un camp. Un beau moment de retrouvailles. Le grand jour tant attendu arrive donc. Je suis contente de revoir tout le monde. Sur place, je reconnais un garçon que je n’apprécie pas beaucoup. J’ai fait sa rencontre cet été et pendant tout mon séjour il m’a tournée autour. Il est là ce soir. Il me refait son numéro de séduction, mais je le repousse encore une fois. Je ne suis pas intéressée et j’ai un copain avec qui je me sens bien.

Le party se passe au sous-sol, l’atmosphère est détendue, agréable. J’ai à peine deux ou trois bières de prises que la drogue commence à circuler. Mal à l’aise devant la direction que prend cette rencontre, je décide de partir. Il est environ minuit. Je monte chercher mon manteau à l’étage, dans une chambre au bout du couloir transformée en vestiaire pour l’occasion. Je finis par trouver mon manteau, qui est bien caché sous une pyramide de vêtements empilés les uns sur les autres. Je me retourne et soudain il est devant moi, me bloque le passage de la porte. Mon cœur se met à battre, mon réflexe est de foncer pour me frayer un chemin et sortir. Il est beaucoup plus fort que moi et me repousse durement. Je me retrouve sur le lit. Je tente de me relever, mais il me repousse encore. Puis l’impensable arrive, deux de ses amis entrent dans la chambre. Ils sont des inconnus pour moi. Ils ferment la porte derrière eux et rient de la situation, un rire qui me transperce le cœur. La peur commence à m’envahir.

Comment puis-je trouver les mots pour décrire cette scène à tout jamais inscrite en moi? En écrivant ces lignes, des flashs remontent à ma mémoire, des images que je pensais enfouies et bien cachées au fond de moi.  Je suis à moitié nue, couchée sur le dos. Les deux inconnus me retiennent les bras, j’ai une main sur la bouche et je me débats … je veux sortir de là. Je panique, mais je ne veux pas abandonner je me débats encore et encore de toutes mes forces. Je les entends rire, encore et encore. J’ai peur et je sens de la rage en moi. Soudain, on m’agrippe les cuisses, suffisamment fort pour que j’éprouve de la douleur, je suis totalement paralysée, impuissante. Une vive douleur tout à coup entre mes deux cuisses… je ne peux rien faire, je pleure, je sens les larmes couler sur mes joues, brûlantes. Je sens son haleine et me chuchote à l’oreille une phrase qui dit tout le mal qu’un humain peut infliger à un autre : « Tu n’as pas voulu de moi… tu es froide avec moi et déplaisante en plus… maintenant plus personne ne voudra de toi et tu ne m’oublieras jamais… ». Pendant un court instant, j’ai pensé que tout s’arrêterait enfin. Et j’entends comme en écho une autre voix qui crie : « c’est à mon tour. » Cette phrase me sort de la torpeur et me donne un regain d’énergie. L’un de mes bras se libère et mon coude va atterrir sur le nez de celui que je connais, il se plaint et gémit. Mais ce geste semble doubler et redoubler leur folie. Avec encore plus de violence, on me plaque sur le dos à nouveau et ça recommence… Puis tout s’arrête, je comprends qu’il y a des personnes dans la salle de bain, mes agresseurs entendent des voix et craignent d’être découverts. Plus personne ne bouge. J’ai tant espéré que cela les fasse fuir et qu’ils me laissent tranquille… mais non. J’aurais tant voulu pouvoir crier… trop tard, les gens, si près sont redescendus. Ce calvaire va-t-il s’arrêter? J’entends encore leur rire, c’est affreux… Je ne sais pas combien de temps tout ça a duré, mais ils finissent par quitter les lieux. Ils sortent rapidement en prenant soin de fermer la porte derrière eux.

Je reste là toute seule, étendue sur ce lit. Dans mes souvenirs, cela a duré des heures, mais en réalité je suis certaine qu’il s’agit de quelques minutes. Je reviens lentement dans la réalité. J’ai mal partout, je suis affolée. La nausée m’envahit, je tremble, je vomis. Je ramasse rapidement mes vêtements, me rhabille et quitte ce lieu à la course sans saluer personne. Dehors, il fait froid, je prends une grande bouffée d’air. Cet air qui devrait me soulager, me faire du bien n’arrive pas à me calmer, je ressens la nausée et je vomis à nouveau. C’est le seul événement qui me rappelle le chemin du retour. Un vingt minutes de marche dans la noirceur de l’automne désormais enfoui sous le choc du traumatisme, comme bien d’autres souvenirs d’ailleurs.

Enfin, le Collège se profile au loin. Je n’ai qu’un objectif : arriver à ma chambre, ne plus en ressortir et surtout me laver, me retrouver dans la douche. Je ramasse au passage une serviette, traverse le long corridor de la résidence étudiante pour me rendre à cette dernière. Je ne sais plus combien de temps j’ai été sous la douche, mais suffisamment longtemps pour qu’il n’y ait plus d’eau chaude.  Je frottais toute la surface de mon corps sans pouvoir m’arrêter, comme obsédée par le fait de pouvoir tout effacer. À mon grand désarroi, rien n’y fait, l’eau n’arrive pas à déloger les traces du drame. Je tremble de partout et je suis couchée, en position fœtale, dans le fond de la douche. Je dois trouver la force de sortir de là pour me réfugier dans mon lit. J’y arrive enfin, mais plusieurs fois dans les jours et les mois qui ont suivi, je me suis levée pour retourner à la douche ou pour vomir.

En écrivant ces lignes, j’essaie de me souvenir quels étaient mes sentiments à ce moment-là. De l’incompréhension, de la culpabilité, de la honte… tellement de honte. Avec le recul, je crois que c’est cette honte qui a guidé mes décisions. Un sentiment qui encore aujourd’hui m’échappe. Comment expliquer que ce soit moi la victime qui éprouve une telle émotion?

Le week-end suivant l’agression a été terrible. Tout se bousculait dans ma tête. Que dois-je faire? Il est hors de question que j’en parle à mes parents. Mon père, déjà inquiet du départ prématuré de sa fille m’aurait rapatriée sur le champ. En parler à un policier, déposer une plainte? Je ne l’ai pas fait. Cette douleur intérieure qui me faisait tant souffrir était mienne et personne ne devait savoir. Je me concentre pour tenter de reprendre le cours normal de ma vie. Comment vais-je pouvoir retourner à mes cours, m’entrainer? J’ai l’impression que l’événement est inscrit dans mon visage et que tout le monde va deviner ce qui s’est passé. Je reste ainsi dans mon lit à trembler et à me repasser cette scène d’horreur en boucle. Je réussis à dormir quelques heures, mais je me réveille en sursaut… Je m’endors la lumière ouverte avec un immense couteau sous mon oreiller. On cogne à ma porte… je ne réponds pas… les pas s’éloignent. Je panique et m’enfuis à toute vitesse dans la douche. À mon retour, ma copine m’attend devant la porte de ma chambre. Encore sous le choc je lui raconte le drame que j’ai vécu. Je parle rapidement, lui jette le tout en pleine figure. Elle ne dit rien, elle m’écoute. Elle me quittera à ce moment-là pour ne plus jamais revenir et me reparler.

En écrivant ces lignes, je me demande si les choses auraient été différentes si cette amie m’avait soutenue, offert son aide. Je ne lui en veux pas, ce secret était peut-être trop lourd à porter? Mais sa fuite m’aura fait croire qu’il était préférable de se taire…se taire à tout jamais.

 

J’ai repris l’entraînement et les cours, le mercredi. Deux jours auront donc été suffisants pour penser à ce que je vais dire, planifier mon scénario. Physiquement, rien ne paraissait sauf des bleus sur les bras que je cachais avec des manches longues. Mon bleu sur la cuisse ne pouvait l’être cependant, mais j’ai pu l’expliquer facilement et sans trop me faire poser de questions. Je traverse mes journées comme un zombie. Je rate plusieurs cours, mais je réussis quand même les examens et les travaux. Ce qui me permet de survivre ce sont mes séances d’entrainement au gymnase. C’était le seul lieu où je me sentais en sécurité. C’est à cela que je me suis accrochée : mon équipe sportive! Le gymnase est devenu mon havre de paix et l’alcool mon refuge. J’ai terminé cette première session avec aucun échec et encore aujourd’hui je me demande comment j’y suis arrivée.

Mon prochain défi à relever et non le moindre consiste à passer les trois semaines du temps des fêtes dans ma famille, avec mon copain. Inutile de dire que si j’avais pu éviter de m’y rendre je l’aurais fait. Je savais qu’il faudrait vraiment que je sorte le grand jeu, que je mette le paquet. Personne ne devait se rendre compte de mon état intérieur. C’est donc avec une très grande appréhension que je suis partie pour les vacances de Noël.

Mes parents m’ont trouvé l’air fatigué, étiré. Mais leur joie de me revoir après une longue absence a fait passer sous silence tout le reste. Mais quand je les ai vus, je suis passée à un cheveu de m’effondrer. J’avais le goût de crier ma souffrance, mais en même temps j’avais trop peur. Je savais que parler signifiait un aller simple à la maison, comme un animal en cage, j’étouffais juste à y penser. Je me serais réfugiéedans leurs bras et j’aurais aimé pleurer… tellement pleurer, raconter le drame que je traversais, mais tout est resté figé, préférant le silence à la parole. Pour mon copain, comme nous étions au début de la relation j’ai tout fait pour l’éviter, pour qu’il s’éloigne de moi. Tous les prétextes sont bons pour me défiler. Je dois aider ma mère, je suis fatiguée. Rien n’y fait, il est là, tendre, discret, patient… Je ne comprends pas pourquoi il reste là.

Encore aujourd’hui il est là et je ne comprends toujours pas. Je pensais à ce moment-là que le mieux pour tout le monde était ce silence. Tous ces mensonges pour tenir le coup. Une raison de plus d’avoir honte. Je me sentais malhonnête, mais je ne savais pas comment faire autrement, quel autre chemin prendre.  

  • Au printemps : rien ne va plus…

Enfin, le temps de retourner au Collège est arrivé, j’y ai retrouvé le bon temps en gymnase. Cette fuite dans l’entraînement m’a permis de tenir jusqu’à ce que je réalise que j’étais enceinte d’un enfant que je ne voulais absolument pas. Je réussirai tant bien que mal et avec les moyens du bord, à perdre cet enfant dans d’atroces souffrances. Déjà à ce moment, je ne tenais plus vraiment à continuer à vivre.   Plus le temps s’écoulait et plus je m’isolais. Même avec mes coéquipières la situation s’est détériorée. Je m’enfermais dans une bulle incapable de m’en sortir et je touchais le fond. Ma seule pensée se résume à cette phrase : « Je veux arrêter d’avoir mal ». Je voulais que tout s’arrête… TOUT… Et je me suis mise à planifier ma mort, mon suicide. La relâche arrivait bientôt, ce serait très calme dans les résidences. Sans compter que je ne retournais pas à la maison compte tenu de mon entraînement. Personne ne s’inquièterait de moi pendant un petit moment. Nous étions, je crois, le samedi ou peut être le dimanche du début de la relâche. Je me suis levée ce matin-là décidée à mettre fin à cette souffrance qui n’en finissait plus. J’ai pris la peine d’écrire un petit mot à mes parents. Je voulais qu’ils sachent que ce n’était pas de leur faute et je ne voulais pas qu’ils aient mal. Je ne voulais juste plus avoir mal MOI. J’ai tout installé comme je pensais pour être certaine de ne pas rater…

Dans quel état étais-je à ce moment précis? Je ne saurais trop le dire, mais j’ai souvenance qu’un certain calme m’habitait. J’avais pris le temps de bien ramasser tout ce qui traînait dans la chambre. Tout était bien rangé, comme rarement d’ailleurs.  Tout était comme à la normale sauf quelques meubles déplacés et la corde jaune accrochée au mur. Tout est en place.

Je me dirige à la fenêtre pour fermer les rideaux afin que rien n’attire les regards. Il fait soleil dehors. En me présentant à la fenêtre, j’aperçois trois de mes coéquipières. Elles se dirigent vers l’entrée de la résidence. Je ferme les rideaux et quelques secondes plus tard, le téléphone sonne. Je dois répondre sinon elles vont monter. Je réponds en tentant de me « débarrasser » d’elles le plus rapidement possible. Rien n’y fait. Elles vont à la salle d’entraînement et sont venues me chercher. J’ai beau leur dire que je ne vais pas bien, elles insistent et me disent qu’elles vont monter me voir. Je regarde à ce moment précis ma chambre, la panique s’empare de moi. Je leur dis que je descends mon plan attendra.

L’entrainement terminé je retourne à ma chambre avec la ferme intention d’en finir. En entrant , j’ai un choc : il n’y a plus de corde et tout est à nouveau rangé dans la pièce. Sur mon bureau de travail une feuille de papier pliée en deux a été déposée et sur laquelle je lis le message suivant : « tu n’es pas seule! Je suis là ». Le billet n’est pas signé. Je suis désemparée et je me demande qui est cette personne qui semble savoir ce que je vis! Je me souviens de la douleur atroce que j’ai ressentie à moment- là.

Le lendemain de cet événement, je suis retournée à l’entraînement. Mon entraîneur nous a fait faire un exercice qui nécessitait l’utilisation d’une grande corde jaune… c’est d’ailleurs au gymnase que j’avais subtilisé l’objet qui allait me permettre d’aller au bout de mon plan. J’étais certaine que personne ne s’apercevrait qu’on avait subtilisé un morceau de ce câble. Il sort donc la corde de l’entrepôt et au même moment j’aperçois un gros nœud au beau milieu du câble. Il s’agit de ma corde et des nœuds que j’ai noués. C’était donc lui le billet, la chambre rangée! Mais comment a-t-il pu savoir? Nos regards se sont croisés et jamais nous n’avons reparlé de l’événement. J’étais bouleversée sans vraiment trop comprendre ce qui venait de se passer. Cet événement est un tournant important dans ma vie et même si la souffrance est restée présente tout au long de ces années la pensée du suicide n’est jamais revenue.

Depuis que j’ai commencé à écrire ce récit mise à part la description de mon agression, c’est la première fois que je ressens une douleur aussi vive. J’ai réussi pendant plus de trois décennies à développer des mécanismes de défense qui m’ont permis de vivre une vie que je qualifierais de presque normale. J’ai appris à me détacher de moi-même et de mes émotions. Lorsque des images cherchaient à remonter à la conscience, j’avais l’impression qu’il s’agissait d’une autre personne qui avait vécu ce drame. Se détacher de soi et des autres tout en conservant une distance qui permet la relation m’a permis de contrôler la douleur et de tenir à distance la souffrance.

Et la vie a suivi son cours normal. J’ai épousé, à la fin de mes études collégiales, celui qui a toujours été là. Il est encore aujourd’hui mon fidèle compagnon, discret, présent. Nous sommes retournés vivre dans notre région natale. Après une première grossesse que je n’ai pu mener à terme (et toute la culpabilité que j’ai vécue lors de cet événement), les enfants sont arrivés. Ce que je croyais ne plus être possible pour moi s’est produit, j’ai de beaux enfants qui occupent une large partie de ma vie et qui représentent une victoire, ma victoire, s’il en est une, sur ce qu’on m’a fait subir. J’ai trouvé un travail que j’aime et qui me permet d’aider et de soutenir des jeunes qui vivent des difficultés. Je me sens utile, la vie file à toute vitesse. La ronde du métro-boulot-dodo me convient bien. Dans ce tourbillon, j’ai enfoui ma peine arrivant à refermer derrière moi la porte des enfers. Cette corde suspendue dans le gymnase avec un ange qui est passé ce jour-là est comme un rappel que la vie est à la fois fragilité et résilience. J’avance malgré tout. Le silence, le secret est toujours lourd à porter, mais j’arrive à contrôler l’intensité pour rendre la souffrance supportable. Prendre soin des autres est la seule façon de prendre soin de moi. Il y a des jours où  j’arrive même à lâcher prise et m’abandonner à des instants de bonheur. J’apprends à ouvrir les mains, à lâcher prise et à regarder toujours en avant… jusqu’à ce jour maudit de mars 2012.

Nous menions à terme un projet de rénovation. Nous étions au début de la semaine de relâche. Quelques victuailles à aller chercher à l’épicerie. Mon « grand bébé » de 18 ans m’accompagne. Je circule dans les allées, on prend notre temps. Soudain, je tourne pour prendre la prochaine rangée, je lève la tête et à quelque 50 pieds devant moi je sais que c’est LUI. Aucun doute possible c’est mon agresseur. Je me sens blêmir et perdre tous mes moyens. La panique veut prendre toute la place, mais je retiens la vague qui veut me submerger et m’emporter loin de là. Ma fille est avec moi, je dois tenir le coup pour qu’elle ne s’aperçoive de rien. Je surveille autour de moi, je suis sur le qui-vive, j’ai peur qu’il soit encore là, tellement peur. Je termine rapidement nos courses et sors de cet endroit. Mon cœur bat à tout rompre, je suis en sueur, mes jambes peuvent à peine me soutenir. Je tremble et intérieurement je sens bien que tout redémarre. Le temps d’une seconde, d’un regard et ça recommence. Tout ce que j’avais cru enterré remonte à la surface. Et je réalise que la blessure est encore aussi intense qu’au premier jour. Ma vie a pris une pause de 34 ans et j’ai l’impression de me réveiller au même point. Je ressens la même douleur, je ressens les mêmes symptômes : une grande agitation, l’insomnie, la perte d’appétit, les cauchemars et encore la culpabilité, la honte. Mais trente ans plus tard, un autre sentiment s’ajoute : la lâcheté de ne pas avoir porté plainte à l’époque et de penser qu’il a pu faire vivre la même chose à une ou d’autres femmes.

Est-ce possible après tant d’années de ressentir aussi vivement la souffrance, de revivre ce drame aussi intensément?

Je me dois d’être forte à nouveau. J’ai une famille désormais. Il faut que je me sorte de là et vite. La semaine de relâche tombe donc à point. J’ai du temps pour retomber sur mes pieds. Dans ma tête, je crois que ce sera suffisant. Je me remets aux rénovations, j’ai de la peinture à faire. Être dans l’action, s’étourdir m’a permis la première fois de passer à autre chose. Je retourne au travail le lundi épuisée tant physiquement que moralement. Rien ne doit paraitre. À la maison personne ne s’est douté de rien. Une collègue avec qui je travaille depuis quelques années ne semble pas dupe de mes stratégies. C’est une bonne amie et je devine qu’elle sait que quelque chose ne va pas chez moi. Elle ne cesse de me poser cette question qui a le don de m’énerver et de me mettre en colère : « ça pas l’air d’aller fort? ». Plusieurs fois par jour, elle me lance cette phrase pour que j’ouvre le dialogue. Mais je reste enfermée dans mon silence, j’essaie de l’éviter et je m’isole de plus en plus. Je refuse que quelqu’un s’occupe de moi, s’inquiète de moi. Un matin où pour une xième fois elle me dit « ça pas l’air d’aller fort? », je décide de tout lui raconter en me disant qu’elle aussi prendra la fuite devant mon secret, comme mon autre amie jadis. Je lui raconte donc tout d’un trait et en quelques minutes ce qui me met dans un tel état. Je lui lance ma peine en plein visage en souhaitant qu’elle s’éloigne de moi, ne me questionne plus, me laisse tranquille. Mais cette fois, la réaction est différente, le scénario est modifié : elle m’accueille dans ma souffrance, elle ne me tourne pas le dos, elle prend soin de moi, s’inquiète de moi. Je comprends à cet instant que je ne serai plus jamais seule. Je peux compter sur quelqu’un.

Après quelques jours et devant mon état qui ne cesse de se détériorer, mon amie souhaite que je consulte un médecin et un thérapeute. Mais je m’y refuse, je me suis juré que je n’aurais jamais besoin de cette aide. Je suis capable de m’en sortir seule, j’y suis déjà arrivée. Je suis en colère, je suis révoltée c’est tellement injuste que je doive revivre toute cette souffrance! Et les jours passent et rien ne s’arrange, j’ai toujours aussi mal. J’accepte finalement de rencontrer une collègue thérapeute, une bonne amie. Lui parler me fait du bien sur le coup, mais rien ne semble pouvoir mettre fin à ma souffrance. Je suis à bout de force. Ni l’amour de mes enfants, la tendresse de mon conjoint, la présence de mes parents, la sollicitude de mes amies n’arrivent à colmater la brèche. Je ne trouve plus rien à m’accrocher. Je suis au bout de ma corde. Et pour une deuxième fois, trente-quatre années plus tard je traverse une autre crise suicidaire. Cette fois sera la bonne! Personne n’allait entraver mon plan. La journée de travail s’achevait. Je restais sur place après le travail pour une activité et c’est là que tout se terminerait enfin… On m’appelle. Mes amies veulent me voir pour une soi-disant urgence avec un jeune. Sans hésiter, je vais les rejoindre. Elles sont là et m’accueillent avec une rafale de questions qui n’a rien à voir avec leur soi-disant urgence. Elles ont deviné mon plan. Elles sont plus directives avec moi, le ton change elles sont plus affirmatives : je dois consulter un médecin à tout prix. Malgré mon total désaccord, elles ont pris l’initiative de contacter mon conjoint pour lui dire que je n’allais pas bien. La colère s’empare de moi, de quoi se mêlent-elles? Je ressens une rage intérieure intense, ces deux-là ont deviné ce que je planifiais et viennent de faire échouer mon plan. Je suis retournée à la maison, plus calme. Mon conjoint m’attendait, nerveux, inquiet. Toute la soirée ce sera un interrogatoire en règle  : « Que se passe-t-il? Dis-moi ce qui ne va pas? » Et j’ai craqué. Je lui ai raconté ce que j’avais vécu à l’épicerie et il y a 34 ans. Maintenant nous étions deux à avoir mal. Je peinais à soutenir son regard tant il était plein de tristesse. Pour éviter qu’il souffre encore plus j’ai omis certains faits, il n’aurait pas supporté, je crois. Ces moments ont été très difficiles pour lui, pour moi, pour notre couple. Il est toujours resté respectueux, délicat, attentionné, mais je sens bien que quelque chose en lui s’est brisé ce soir-là. Il se sentait tellement impuissant, ne sachant pas quoi dire, quoi faire, comment me toucher. Nous étions deux désormais à être tout à l’envers, quelle réussite!

Après cet épisode, mes amies étaient toujours dans mes jambes. Je parlais de ce que je vivais, ressentais, mais en dedans rien ne changeait, j’étais dans le même état. Devant leur insistance je me suis résolue à rencontrer un médecin. Au moins, me faire prescrire quelque chose pour dormir. J’ai été assez brève dans mes échanges avec cette dernière et il était hors de question que je quitte le travail. Elle m’a prescrit une médication j’ai pu ainsi terminer l’année.

J’appréhendais la période des vacances, car j’allais me retrouver souvent seule à la maison. Mes amies ne pouvaient veiller sur moi jour et nuit.   Avant de se quitter, elles m’ont fait promettre de les contacter si jamais l’idée du suicide revenait. Je leur ai promis, mais j’ai menti. À la fin juin, je devais me rendre chez mon fils pour son déménagement. Je partais seule en milieu de semaine, mon conjoint me rejoindrait pour le weekend. J’étais encore dans un état lamentable et je ne voyais pas la fin du cauchemar. La veille de mon départ, je savais que je quittais la maison pour ne plus jamais revenir. Ce serait un aller simple. Sur cette route que j’allais emprunter, il y avait une grande quantité de poids lourds qui circulait, un coup de volant et ce serait fini. J’ai beaucoup pleuré cette nuit-là. Tout était mêlé dans ma tête. Je pleurais pour la souffrance qui m’habitait et dont je ne voyais plus d’issue, je pleurais pour la peine que j’allais causer à mes proches, je pleurais pour la promesse brisée à mes amies. J’ai pris la route dans cet état d’esprit, et juste avant de poser le geste fatal j’ai renoncé. J’ai eu peur de blesser quelqu’un d’autre, une personne qui n’avait rien à voir avec ma situation. Je ne pouvais pas prendre ce risque. Cet été-là je n’ai fait que poursuivre ma descente aux enfers. Le retour au travail fut difficile et après quelques semaines, comme plus rien n’allait, mes amies ont réussi à me convaincre de retourner voir mon médecin. Je suis ressortie de son bureau avec un congé de maladie pour un mois qui en fait a duré 7 mois. Actuellement, je suis toujours au travail, mais je ne peux malheureusement pas vous dire que je vais mieux. Avec le temps, une amie s’est éloignée, mais une est demeurée à mes côtés et le demeurera. Maintenant c’est une certitude. Elle est devenue une amie avec un grand A.

J’aimerais finir ce récit en disant que je reprends le dessus, que je suis sur la bonne voie. Mais ce serait mentir, vous mentir. Depuis ce jour de mars 2012, ma vie a basculé pour une seconde fois. Je suis encore agitée, je me réveille la nuit en sueur, je fais des cauchemars. Malgré ce récit, le secret dévoilé à mes proches et partagé avec mes amies je ne vois pas encore la lumière au bout du tunnel. Mais je tiens bon, je suis toujours et encore là.

Je sais néanmoins que mars 2012 n’est pas la répétition de novembre 1978. Je ne suis plus seule avec mon fardeau et j’ai gouté à l’amitié véritable. Un petit filet de lumière dans un océan de noirceur. Je m’accroche à cette lumière comme jadis je me suis accrochée à la corde tendue par mon entraîneur. Des humains pleins de bonté ont jalonné ma route. Mon conjoint, mes enfants et maintenant mes petits enfants qui me font sentir digne d’être aimée malgré la blessure. Et que dire de mon Amie, de mon entraîneur? Ils étaient là à me tendre la main au moment où j’allais commettre l’irréparable. Ils ont été des gardiens de mon souffle de vie, ils me font croire à la beauté du monde malgré la laideur de la violence. Je m’accroche à ces personnes comme à ces étoiles qui tapissent le ciel et tiennent en équilibre en obéissant aux lois de la gravité. Vivement cette légèreté!


Photo:depositphotos/ginasanders/

4 réflexions sur “ Ils étaient trois… récit d’une femme victime d’un viol collectif ”

  1. Oui il faut enormement de courage pour raconter ce drame horrible et le sortir au grand jour ! Revivre tous les sentiments un a un lui fait revivre l effroi du moment, quelle torture cette femme a enduree et endure toujours! Mais une question me revient sans cesse: pourquoi ne pas s etre tourne vers une aide psychologique professionnelle, cette aide qu elle se refuse toujours aujourd hui? Heureusement pour elle, elle a eu la chance d avoir des gens au bon moment afin qu elle ne commette l irreparable mais aujourd hui encore, ce grave traumatisme continue de la hanter. Je souhaite de tout coeur que cette dame retrouve la paix interieure, qu elle puisse un jour se reconnecter a son etre profond, la ou elle l a laisse un certain soir de 1978 au moment ou la vie lui souriait tant…

  2. Ouf! Pas facile à lire…pour nos émotions car Nicole a su bien raconter cette histoire pour nous faire bien comprendre ce que peut vivre cette personne. C’est épouvantable ce que cette femme a vécu et surtout se rendre compte que le temps n’arrange rien…que les séquelles sont incommensurables… Le pire est de savoir que ces salauds sont impunis. Il faut absolument dénoncer. Je repense à cette histoire et suis sans mots…comment peut-elle l’oublier, l’effacer …pardonner…est-ce possible???

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