Mon père a été emporté par un cancer de la plèvre en 16 mois. Quelques temps après l’annonce et sa décision de ne pas suivre de traitements, il a formulé le souhait de mourir à la maison. Nous avons dit oui car nous ne nous sentions pas la force de lui dire non. Mais nous avons tous sous-estimé la hauteur et l’ampleur de l’engagement pris, de la parole donnée. Une telle décision implique une grande mobilisation et la présence d’un réseau qui dépasse la seule famille nucléaire qui aurait sans doute explosée sous le poids du stress. Fort heureusement, nous avons pu compter sur l’engagement des professionnels du CLSC, sur la présence réconfortante de quelques voisins et des membres de la famille élargie.
La phase dites pâlie-hâtive a duré environ deux semaines et j’ai la conviction qu’après le choc du diagnostic cette étape en est une de très grande détresse que j’oserais nommée de spirituelle. Entre la fin anticipée et la fin arrivée il y a une forme de saut quantique et il n’est pas rare de voir des malades refuser certains traitements pour retarder l’entrée dans cette phase. Pour sa part, mon père a supporté des douleurs intenses et refuser toute médication pendant quelques jours. Comme il le disait : « ces médicaments qui enlèvent la douleur, nous font mourir plus vite ». Plus grave encore, il fallait surveiller la prise de médicaments car ma mère trouvait que cela le faisait dormir et qu’il était moins présent avec elle pendant ce temps. Mon père était très attaché à sa maison qu’il avait construit lui-même. Toute atteinte à son espace était considérée comme un assaut à son propre corps. Il refusait que la maison ressemble à un hôpital. Il souhaitait y mourir mais rien ne devait être modifié ou changé de place. A ce chapitre, l’entrée dans la maison du lit électrique relève presque de l’intrigue policière. Le cancer ayant progressé mon père avait développé des métastases osseuses. Il n’arrivait plus à dormir dans son lit il fallait donc procéder rapidement à l’introduction d’un lit électrique. Or, ma mère résistait à cet ajout de mobilier car « ça fait 50 ans qu’on dort ensemble, pas question qu’il ne dorme pas à mes côtés. » Mon frère et moi avons dû planifier avec l’infirmière un moment pour introduire dans la maison le matériel médical qui allait permettre de dispenser les soins. Nous avons profité d’un court séjour à l’hôpital pour des tests sanguins pour entrer le lit électrique, ce cheval de Troie qui rappelait que nous étions au cœur de la bataille. Comme la chambre de nos parents était très petite nous avons pris la décision de l’installer dans le solarium, la pièce la plus lumineuse de la maison. Nous avons bloqué l’accès à cette porte qui donne sur le côté de la maison pour que les gens passent par la porte avant. Cette pièce désormais allait vivre au rythme d’une crépusculaire. Il y avait le lit au centre, quelques boites pour l’équipe de soins et autour plusieurs chaises pour s’asseoir près de lui, pour l’accompagner. Le décor était magnifique. Il pouvait admirer sa Baie dont il suivait les humeurs depuis tant de mois déjà. Après quelques heures, il nous a remerciés, il était content que nous ayons pris cette décision; vraisemblablement il ne pouvait se rendre jusque-là, c’était trop gros pour lui. Voir entrer le lit dans lequel il livrerait son dernier souffle était au-delà de ses forces.
Quand je repense à cette tranche de vie, plusieurs souvenirs remontent à la surface, mais ce qui m’a le plus étonnée c’est le questionnement de mon père et ses efforts pour anticiper s’il y avait quelque chose après la mort. Il avait pris l’habitude de poser cette question à tous ceux et celles qui entraient dans la maison « Selon toi y a-t-il quelque choses après ». L’angoisse qu’il vivait se rassemblait et se condensait par cette phrase. Il cherchait à se rassurer car malgré des croyances bien affirmées tout au long de sa vie, les derniers jours ont saccagé ses certitudes et il trouvait le panthéon judéo-chrétien peu utile pour sa traversée. À l’aube de sa mort il a douté, d’un doute bouleversant et déchirant. « On passe sa vie à ramasser plein de choses, à engranger pour nos vieux jours et on meurt en petite jaquette ». Et encore la question : » Penses-tu qu’il y a quelque chose après? » Surtout ne pas lui répondre.
Quelle ascèse que le silence! Ne pas dire la phrase facile qui viendrait combler le manque, laisser le sens arrivé sans rien forcer. Surtout ne pas bloquer le mouvement que je sentais en lui.
Un bon matin une jeune intervenante arrive à la maison. Mon père fidèle à sa mauvaise habitude lui demande si elle pense qu’il y a quelque chose après. La jeune fille, pleine de bonnes intentions se lance alors dans une grande envolée où elle lui dit qu’il va rencontrer les gens qu’il a aimés, qu’ils seront tous là pour l’accueillir de l’autre côté, que ce sera plein de lumière, etc. La réponse de mon père ne se fait pas attendre : « coudonc tu me racontes n’importe quoi , au fond tu ne le sais pas plus que moi ». Ce petit fait divers marque un point tournant dans la démarche de fin de vie de mon père. À partir de ce moment, il a cessé de poser cette question et à la place j’ai pu lui retourner ses questions: « Et toi qu’en penses-tu ? Comment vois-tu cela ? Sais-tu que c’est toi du lieu de ce lit qui est le mieux placé pour répondre à cette question? Tu es sur le pas de la porte que vois-tu? As-tu une image qui exprime ce que tu vis ? » Il fallait essayer de convertir son angoisse en quête de sens. Il devait trouver par lui-même la direction, le chemin et nous devions être attentifs à lui retourner ses propres questions pour qu’il puisse enclencher le nécessaire travail d’avoir à « donner du sens à ce qui, on le sait , n’en a pas ». Et le miracle s’est produit. Il a commencé à nous communiquer des images qui montaient en lui. Elles sont peu nombreuses mais d’autant plus précieuses qu’elles sont les seules traces que nous avons pour approcher la manière dont il assumé la fin.
La première parle d’un long trajet qui sépare la rive des vivants et des morts.
C’est comme le pont qu’il nous montre toujours dans les films (il parlait du Golden Gate qui relie San Francisco et Oakland). Les rives sont éloignées l’une de l’autre, je ne veux pas traverser, j’ai le vertige et je ne sais pas nager. »
Par cette image il traduit le chemin qu’il doit faire et toute sa peur d’amorcer le parcours, d’entrer sur le pont. Il résiste de toutes ses forces mais sait bien qu’il devra bientôt faire sa traversée et franchir l’autre rive. Il peine à nous quitter, à quitter cette vie qui sans être facile lui a donné bien du bonheur. « Maudit que c’est dur! »
Quelques jours plus tard alors que je venais tout juste d’arriver, il me fait approcher tout près de son lit. En fait je m’assois près de lui. Il me demande si je veux savoir quelle image lui est venue aujourd’hui. Il m’avertit que c’est pas « ben beau ».
« Tu sais, ce n’est plus un pont que je vois, mais un chemin de lièvre. »
Mon père était un chasseur. Pour ceux qui ont déjà pratiqué la petite chasse un chemin de lièvre ce n’est pas rassurant. En fait, c’est un couloir étroit, sombre que la bête emprunte tous les jours et dans lequel on dépose un piège, sachant que la proie tôt ou tard parcourant le même sentier se fera attraper. La proie n’a aucune chance. Cette image dévoilait l’angoisse qui le traversait, le lièvre apeuré c’était lui. Dans ses yeux ce matin-là, j’ai revu ces petites bêtes qu’il ramenait à la maison le samedi après sa tournée. Figées, les yeux ouverts, on comprenant qu’elle s’étaient débattues et avaient abdiqué au bout de leur force. Je n’ai rien dit et je lui ai tenu la main un long moment. Puis il m’a demandé d’appeler le curé de la paroisse pour qu’il vienne à son chevet lui administrer ce qu’il appelait la « confession générale ». J’ignorais tout de ce rituel qui diffère de l’onction des malades . Mon père m’a expliqué qu’il s’agit d’un long entretien avec le prêtre dans lequel on fait le récit de sa vie. Il s’agit de se réconcilier avec certains pans de son histoire afin de partir sans rien laisser derrière soi. J’ai dû insister auprès du curé qui, dans un premier temps, a refusé l’invitation en disant que cela ne se faisait plus. Il savait que je n’abdiquerais pas. Il a accepté. Leur entretien a duré près de deux heures. Et j’ai constaté à quel point ce rite avait été libérateur pour mon père. Comme il a dit : « j’ai fait mon dernier ménage, mon packsac est plus léger, le voyage sera moins long ». Quel beau rite oublié! J’ai pu constater que ce moment lui avait permis d’être plus calme et il nous a dit : « là je suis prêt, je peux partir . » Nous étions le 28 mars en soirée et il nous a fait l’immense cadeau d’une dernière métaphore. Depuis quelques jours déjà, il observait de son lit le brise-glace qui travaillait à libérer la baie de ce corsage blanc qui l’emprisonne. Il faut savoir que le départ des glaces est un moment de libération pour tout le monde. C’est le printemps qui arrive. Mon père a été porté par ce travail de libération dans les derniers jours de sa vie.
Vers 22h, il a demandé à ma mère de venir tout près de lui, il lui a pris la main en lui disant :
« Simone, tu vois là-bas les voiliers (c’était les grands pans de glace qui partaient poussés par le vent) qui sont sur la baie ils viennent me chercher ».
Cette image encore aujourd’hui me rassure je sais qu’il a profondément ressenti cette libération des glaces comme sa propre libération . Ces glaces emportant ce lit qui pendant ces semaines avait été son grand voilier, les draps enveloppant sa souffrance désormais comme des voiles déployées sur la grandeur de sa vie. Ce furent ses derniers mots et son dernier cadeau, son plus grand héritage : toute sa dignité et sa force devant l’inéluctable de la fin. Il avait trouvé ses mots à lui pour dire sa fin. Par le chemin de sa souffrance, son imaginaire avait réussi à percer le mur du silence et des mots superflus.
Et lorsque je fais mémoire de lui, de ces jours difficiles je ne peux m’empêcher de penser: combien de rendez-vous manqué, de fins de vie qui pourrait nous livrer tant de symboles et d’images pour nous permettre à nous, ceux restés sur l’autre rive, de préparer notre propre départ, d’avoir le courage à notre tour d’emprunter les chemins de notre imaginaire pour, dans l’aujourd’hui de notre culture, dire la mort! Que de faux sommeil du mourant pour protéger sa famille qui a oublié les mots et les gestes de la fin!
Je ne connais pas d’autres façons d’apprivoiser la mort que d’écouter ceux qui nous quittent. Apprendre à écouter avec, comme l’a déjà dit un poète « l’oreille nue ». Il me semble qu’il y a là tout l’art de l’accompagnement. Pas de technique toutes faite, de chemin tout tracé mais le saut dans le vide de la souffrance et la remontée du Soi vers Soi et avec les autres dans le seul silence où les âmes peuvent se rencontrer.
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