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La belle mort ou Partir sans dire au revoir

Que s’est-il donc passé? Un texto au volant, une plaque de glace sur la chaussée en cette matinée d’automne et je bascule. Je perds le contrôle de la voiture et fais plusieurs tonneaux. Je plonge soudain dans mes souvenirs, c’est comme une bobine de film que je visionnerais à travers le pare-brise de mon véhicule qui s’émiette en faisant un bruit infernal. Il fait noir soudain, je ne sais plus où je suis. Premier tour. Je me revois dans les bras de ma mère, un samedi soir d’été après avoir pris mon bain, il fait beau je porte mon petit pyjama rose avec des petits pois blancs. J’ai trois ans et je pleure car je veux retourner jouer dehors avec mes grands frères.  Je ne veux pas que cette journée finisse. Je mords dans ce samedi comme j’ai mordu dans ma vie avec intensité. L’auto roule encore sur elle-même et je suis projetée à la journée de mon mariage. Quelle journée incroyable! Nos familles, nos amis, tous témoins de l’amour que nous éprouvons l’un pour l’autre. Je suis à l’église, mon père m’accompagne jusqu’à l’autel et me glisse ma main dans ta main. On se jure d’être ensemble et heureux jusqu’à la fin de nos jours. Un troisième tonneau, est-ce que cela va s’arrêter? Je n’ai plus de contrôle et je fixe toujours mon pare-brise. C’est l’accouchement de notre fille. Je revis ce moment d’intense douleur et de joie. Je veux la prendre dans mes bras, elle pleure… je ne peux pas la quitter, elle n’a que 16 ans, non ce n’est pas possible. Ce matin, nous nous sommes engueulées avant son départ pour l’école. Elle voulait porter ce chandail avec des écritures qui ne sont pas permises et cette jupe trop courte. Je l’ai obligée à changer de vêtements, elle a claqué la porte et m’a regardée avec tant de colère. Est-ce possible que ce regard soit le dernier qu’elle ait porté sur moi ? Ma vie peut-elle prendre fin ici parce que j’ai répondu bêtement  à mon chum qui me demandait où était son lunch? L’auto s’arrête enfin. Ma vie comme un court métrage de quelques secondes. La lumière s’éteint, l’écran se referme, il n’y a plus de pare-brise, il fait froid, ai-je mal ? Je suis coincée sous le poids de la voiture qui n’est plus qu’un amas de ferrailles.  J’essaie de crier mais rien n’arrive, personne ne semble entendre. Il faut vite avertir ma fille, téléphoner à mon conjoint et à mes collègues de travail. Ils vont s’inquiéter car je ne suis pas rentrée au travail. J’avais une réunion importante ce matin, on rencontrait un gros client et on espérait conclure un contrat très  lucratif. Ce n’est pas vrai que je vais quitter ce monde sans serrer les miens dans mes bras, surtout sans dire à ma fille que je me fiche de son foutu chandail et de sa jupe trop courte !

Je ne serai jamais grand-mère, je n’assisterai pas à son bal de finissants dans quelques mois, je ne serai pas là pour voir la profession qu’elle choisira. Mon amoureux et moi nous ne prendrons pas notre retraite ensemble. Tant de projets qui disparaissent sur cette route  familière. J’entends au loin la sirène de l’ambulance. Pourquoi, moi ? Je vois une lumière au loin, les policiers arrivent n’est-ce pas?

PS. La jeune fille de seize ans se remet difficilement de la mort de sa mère. Plus rien ne va plus dans sa vie. Heureusement elle est bien entourée, elle bénéficie aussi d’un suivi thérapeutique. Ce sera long mais elle y arrivera. Elle se sent coupable et voudrait revoir sa mère pour lui dire que ce matin- là elle n’était pas fâchée contre elle. Elle voudrait la regarder avec tout l’amour et l’attachement qu’elle lui porte. Depuis le départ de sa mère elle s’est rapprochée de son père..

Le conjoint, lui, pour sa part se demande pourquoi il a envoyé ce foutu texto de la mort. Il se sent coupable. La guérison sera longue. Il donnerait tout pour avoir ne serait-ce qu’une minute avec elle pour lui dire à quel point elle lui manque! Puis avec le temps, ils comprennent que rien ne les empêche de dire à la personne disparue qu’il l’aime par-delà l’absence! Qu’elle n’a jamais été aussi présente dans leur vie qu’aujourd’hui. Ils tiennent à conserver sa mémoire et organisent certains événements qui leur permettent de ne pas oublier. À sa date anniversaire ils ont invité ses amis, sa famille. Ils ont acheté son gâteau préféré, sa fille a soufflé les quarante-deux bougies. Elle dira plus tard à son père « elle était près de moi quand j’ai soufflé… ». A Noël ils iront à Paris avec des amis. Depuis des années qu’ils se promettaient de faire ce voyage. C’est certain qu’elle sera avec eux. Au sommet de la tour Eiffel on déposera une rose, elle a tant rêvé à Paris.


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