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La maladie d’Alzheimer: franchir le mur

Le soir tombe, comme à son habitude l’anxiété s’empare d’elle. Elle regarde dehors par la fenêtre de sa chambre. Il y a un arbre immense et elle fixe ses branches de manière inquiétante. Le soir les formes de cet arbre lui font peur. Je voudrais voir ce qu’elle voit, entendre ce qu’elle entend. Toutes ces ombres qui semblent planer sur sa vie, je sais qu’elle a peur, tant de fantômes semblent la hanter. Pour contrer son angoisse elle a pris l’habitude de tenir dans la paume de sa main un morceau de ses pantalons. Elle roule et déroule cette pièce de tissus en me répétant qu’elle veut rentrer à la maison : « pourquoi tu ne me ramènes pas chez nous ? ». Toute la détresse d’un humain fragilisé est contenue dans cette phrase, toute la profondeur de ses absences et de ses craintes. J’ai peine à soutenir cette vision. La maladie d’Alzheimer gagne du terrain et je vois la lumière dans ses yeux s’éteindre peu à peu, comme les volets d’une résidence estivale que l’on ferme dans l’attente de la prochaine saison. Mais sa saison désormais est un éternel hiver.

Depuis quelques temps, mes visites se déroulent selon un schéma identique et ce en dépit de mes efforts pour la distraire. Nos dialogues tournent autour des mêmes phrases. « As-tu passé une belle journée? » « Est-ce que les enfants vont bien? », « Je m’ennuie de maman, quand va-t-elle venir me voir ? Ne me laisse pas ici, ramène moi avec toi.» Et puis elle se lève, fouille dans ses tiroirs à la recherche de je ne sais quel trésor imaginaire. Elle cherche son porte-monnaie, elle veut me donner de l’argent pour payer mon essence. « As-tu passé … » Afin de cesser ce supplice insoutenable dans sa répétition, je lui suggère de me suivre et de rejoindre les autres bénéficiaires au salon. Elle s’exécute sans dire un mot toujours aussi docile. Je ne comprends pas pourquoi on appelle cette maladie de la démence. Elle est si douce, anxieuse certes, mais très rarement agressive.

Dès que le temps le permet, je l’amène avec moi faire une promenade sur le bord de la baie des Ha!HA!. Ce paysage très lié à son enfance la calme. Elle se sent bien et souvent me partage des souvenirs de son enfance. Ils remontent à  sa conscience comme cette marée devant nous. Elle se rappelle ses étés. Ses plongeons au bout du quai, ses promenades en voilier sur le Fjord, la barrière qui sépare l’eau salée de l’eau douce à la hauteur du village de Ste-Rose du Nord, la cueillette de petits fruits. Et puis plus rien, c’est le silence. On s’assoit sur le banc, on regarde voler les goélands. Elle sourit et salue tous les marcheurs qui passent devant nous. Un jour, sur le chemin du retour une petite élévation sur l’asphalte, son pied achoppe, tout se passe si vite que je ne peux pas la retenir. Elle tombe et se blesse à un pied. Je la ramène péniblement à sa résidence et voilà encore un petit tour à l’urgence. Après plusieurs heures d’attente interminables où j’ai droit à toute la séquence des questions, elle s’en tire avec une simple attelle, c’est une légère fracture. On revient à la résidence et les prochaines semaines seront difficiles pour le personnel. On doit toujours la surveiller, elle oublie sa fracture, elle enlève constamment son orthèse et marche sur son pied cassé. Ce dernier est tout bleu et peine à guérir. Je lui dis qu’elle doit rester tranquille et qu’elle ne peut marcher sur son pied cassé. Mais tout cela est vain et je le sais pourtant. Elle ressent mon exaspération et se met à saisir un morceau de ses pantalons en me disant « je ne fais pas exprès tu sais ». Cela me crève le cœur de la voir dans cet état, je m’excuse de mon impatience, lui fait un petit « collé » comme elle appelle et elle se calme. Je lui raconte ma journée, je lui parle des enfants, elle me demande où est sa mère et quand elle viendra la visiter.

L’hiver est une saison difficile pour elle. La nuit tombe vite et le temps entre le coucher du soleil et son coucher à elle est interminable. Elle vit beaucoup d’angoisse et ses comportements pèsent lourd sur le moral des dames qui en prennent soin. Pour alléger un peu leur fardeau, mon conjoint et moi décidons de l’amener avec nous le week-end au chalet. Elle aimait tant cet endroit, la montagne, la neige ça lui fera du bien. Nous avons à peine 5 kilomètre de parcourus qu’elle trouve le trajet long et nous demande sans arrêt quand nous allons  arriver. Je dois la rassurer sans cesse. Enfin, j’aperçois le chalet, un bon feu de foyer lui fera du bien et pourra certes la calmer. Aussitôt la porte franchie, je réalise qu’elle ne reconnait plus ce lieu familier et elle  me demande quand elle va pouvoir retourner chez elle. Je dois me rendre à l’évidence, je lui fais plus mal en voulant la retenir dans une vie qui n’est plus la sienne et qu’elle ne souhaite plus. D’ailleurs, elle ne me reconnait plus depuis quelques semaines. Ce fut un choc important, une cassure. Est-ce possible qu’une mère ne puisse plus reconnaitre son enfant? Jusqu’où ira cette maladie dans cette dissolution permanente de tous ses liens, de cette vie ? Et je constate que je suis aussi en train de me perdre dans cette prise en charge. Je dois changer ma représentation de cette maladie, je dois modifier mon regard, mais quelle voie emprunter ?

La réponse viendra plus tard à la suite d’une question d’un collègue lors d’un dîner, où je racontais les difficultés que je traversais dans l’accompagnement de ma mère.  Soudain, il me demande pourquoi je persévère à la visiter sur une base régulière, alors qu’elle ne me reconnait même plus. La réponse fut spontanée et je lui ai presque crier au visage, exaspérée que l’on puisse penser ainsi:

« Eh bien, je vais la voir parce que je ne suis pas obligée d’être reconnue pour me faire proche d’un autre humain, pour lui dispenser de la chaleur, du bonheur, l’accompagner dans son repas , lui essuyer la bouche quand elle a échappé de la nourriture sur elle. En fait le drame ce n’est pas qu’elle ne me reconnaisse plus mais ce serait que moi je cesse de la reconnaître! »

Cette question m’a fait passer dans un autre espace que certains auteurs nomment le proche lointain. Non pas dans le je – tu de l’amitié ou de l’amour des liens familiaux et amicaux mais le registre du « il-elle », du prendre soin d’un être humain fragilisé dans son esprit, sans mémoire et dont le moindre changement effraie. Et tant mieux si c’est ma mère mais ce n’est pas essentiel.

Dans ce nouvel espace relationnel de nouveaux paysages se découvrent. Je change ma façon de voir mes visites, de lui tenir compagnie. Chaque rencontre est une aventure où je me laisse surprendre par elle et les autres bénéficiaires. Un soir, nous sommes dans la grande salle du CHSLD, une préposée nous fait entendre la chanson de Renée Martel : « J’ai un amour qui ne veut pas mourir ». Ma mère commence à fredonner cette chanson, elle se rappelle de toutes les paroles et me dit qu’elle voudrait danser. Je lui dis qu’elle peut le faire et qu’elle n’a pas à se soucier des autres. Je me lève avec elle et j’invite la dame assise à ses côtés à se joindre à nous. Il y a des rires, on tape dans les mains, un petit fil de lumière traverse ses yeux et je prends plaisir à être là, plus encore je ne voudrais pas être ailleurs pour tout l’or du monde. Une autre fois, c’était pendant la collation du soir, juste avant le coucher. Une préposée lui remet un verre de jus, elle me regarde et m’incite à en prendre un également. Dès que le verre se retrouve dans ma main, elle lève le sien en me disant : « santé ». J’ai cogné mon verre contre le sien et la préposée a tellement rit qu’elle a invité tout le monde à lever son verre et faire « tchin, tchin ». En quelques minutes, cette salle si sombre s’est soudain remplie de lumières.

Pour ma part, je vais beaucoup mieux et je retrouve mon énergie. Je ne lui pose plus de questions, j’apprends à habiter l’instant présent, une présence sans attente. Je ressens une grande liberté dans cette expérience. Avec et grâce à elle, je me sais plus humaine. Et je suis heureuse qu’au fond de son cerveau transformé peu à peu en chambre noire elle m’apprend à voir autrement le monde qui m’entoure.

Je réalise que tout n’est pas disparu avec la perte de mémoire. C’est léger, subtil, comme le doux parfum des lilas qu’elle aimait tant. Je sais que cette expérience échappe à bien des observateurs de la maladie, mais il faut franchir le mur de nos propres peurs, de notre propre solitude, de notre propre absence de mémoire pour voir l’invisible, pour trouver les traces non pas de ce qu’elle a été mais ce qu’elle est toujours. Prenons par exemple son sens de l’accueil. Quand nous étions jeunes, notre maison était ouverte. Tous les jours y passaient deux de mes oncles, des voisines, nos amies, ma grand-mère. Elle prenait le temps de parler et d’échanger avec chaque personne. Au grand désespoir de mon père, il y avait toujours une place à la table pour des amis et une autre sur le sofa pour passer la soirée. Aujourd’hui, elle passe ses journées dans la salle commune du CHSLD. Elle se tient toujours à la même place, à quelques pas de la porte d’entrée là où tous les visiteurs arrivent. Dès qu’elle entend la sonnerie, elle se lève et va accueillir chaque personne en ayant un bon mot pour eux . Comme elle me le dit souvent : « C’est ma visite à moi. ».

Tout ne disparaît donc pas avec la maladie, par-delà ce spectre noir qui s’épaissit et l’enveloppe je reconnais des traces de son essence, de son être profond. Les valeurs qui ont alimenté sa vie sont toujours là. Désormais je l’observe et je m’émerveille devant tous les liens que je peux tisser. Les mailles de sa vie se refont, le sens émerge du lieu même où je pensais qu’il s’était ab-sens-té. Pourquoi a-t-il fallu que ce soit si long ?


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