Archives pour l'étiquette récit

Il n’est jamais trop tard pour dire à-dieu

Tout va très vite et il y a des décès si difficiles qu’on ne prend pas le temps de dire à-dieu. Bonne nouvelle, en matière de ritualité il n’est jamais trop tard. Ce récit, tiré de mon expérience d’intervention avec les entreprises funéraires dévoile un chemin possible.

Il est 18 hrs.  C’est l’heure du souper, notre rituel  quotidien.  Dans le tourbillon de la vie,  le retour du travail est toujours un moment fort pour les jeunes familles.  La révision des devoirs, le repas à préparer, le compte-rendu de la journée. On se met à table et le téléphone sonne. C’est une amie qui travaille dans le monde des entreprises funéraires et avec qui je collabore à l’occasion. Elle me demande si j’ai une minute. En fait, je n’en ai pas et j’ai horreur d’être dérangée à table, mais je sais que lorsqu’elle me rejoint c’est pour des cas  importants je décide  de prendre le temps.

-Il y a une dame dont le mari est décédé il y a deux ans. Il est mort d’un accident de travail. Elle ne va pas bien. Tous les mois elle prend un taxi pour rendre visite à son mari au Columbarium. C’est sa seule sortie, son rituel . Elle passe au moins une heure dans cette pièce. Quand je suis libre, je vais la voir et je l’amène dans mon bureau pour voir si elle va un peu mieux. Ses enfants sont inquiets, elle ne sort jamais de la maison. Sa fille, qui quelquefois l’accompagne, me disait l’autre jour : « Le temps s’est arrêté, ma mère est morte avec mon père…nous on ne sait plus quoi faire. Elle refuse de l’aide, elle ne veut pas participer à des groupes de deuil. Elle passe toutes ses journées à la maison. » Tu sais, je pense qu’il faudrait faire quelque chose pour cette dame mais je ne sais pas quoi, as-tu une idée?

Je ne réponds pas à sa dernière question. Il y a tant de choses possibles,  je préfère me garder une marge de manoeuvre.  Dans le registre des symboles, du rituel  et de l’imaginaire le temps ne compte pas. On peut sans problème remonter l’horloge, refait le trajet pour laisser l’autre partir et lui dire un dernier à-dieu. Et Je reprends le dialogue avec mon interlocutrice.

– Il me faut un peu plus d’informations. De quelle manière ce monsieur est-il décédé? Quels ont été les choix de la famille? Le corps a –t-il été exposé ou incinéré? Combien de temps le salon funéraire? La célébration d’à-dieu a-t-elle eu lieu ?

– En fait, tout s’est passé  très vite. La famille était sous le choc. Le monsieur est mort dans une explosion, un accident terrible.  Il Les journaux, l’enquête, les collègues blessés. En état de crise, ils ont décidé d’incinérer le corps- un direct au four – comme on dit dans notre jargon. Pas d’exposition. La famille recevrait les condoléances une heure avant la cérémonie d’adieu  à lachapelle. En dedans de 24 hrs tout était terminé. J’ai bien essayé de les convaincre de faire , ne serait-ce qu’entre eux,   une  soirée de veille, mais la brutalité de la mort était telle qu’il voulait cesser de souffrir, passer, panser leur blessure, passer  et penser à autre chose.

– Penses-tu que la dame serait intéressée à me rencontrer? On peut toujours faire quelque chose, mais ce n’est pas de la magie. Je dois prendre le temps d’écouter le récit de cette femme pour pouvoir lui donner un soutien qui lui permette de sortir de ce deuil dans laquelle elle est plongée depuis deux ans. Ce serait bien qu’elle soit accompagnée et que toi aussi tu sois là pour me présenter.

– Je vais parler à la dame, j’ai ses coordonnées, nous avons un bon contact. Je te reviens là-dessus. Merci beaucoup et désolée de t’avoir dérangée à  l’heure du souper.

J’ai repris ma place à  table. Ils avaient déjà terminé et se reposaient devant leur émission favorite. Ce petit moment m’a permis de prolonger un peu ma réflexion sur l’échange que je venais d’avoir. Cette famille bouleversée par la perte accidentelle d’un proche a cru faire les bons choix. Elle voulait s’éviter la parade des sympathies comme on l’appelle souvent. Revenir à la vie normale le plus vite possible. Aujourd’hui le drame non raconté les rattrape, les mots les gestes qui pouvait les soulager n’ont pas eu lieu. C’est souvent après « le calme revenu » que l’on comprend que la présence des autres nous aide à guérir notre cœur abimé et que les rites sont un outil important pour marquer les étapes.

Un mois plus tard le téléphone sonne à mon bureau.  C’est mon amie. La dame souhaite une rencontre. Sa fille sera avec elle. Le rendez- vous est fixé au vendredi matin. Comme convenu, nous sommes là à l’heure dite.  L’atmosphère est  lourde, je suis un peu stressée car je n’ai jamais encore fait ce type d’intervention. Le contact s’établit et sans plus attendre, je demande à la dame de me raconter comment elle vit, deux ans plus tard, le décès de son mari.

– Je ne m’en sors pas. En dedans c’est plein de colère. J’en veux à la compagnie de ne pas avoir pris les mesures de sécurité adéquate. Depuis longtemps, mon mari parlait que ce réservoir était dangereux, mais rien n’y faisait. J’en veux aussi à mon mari de m’avoir laissé tomber. Ma vie sans lui n’a pas de sens, je me sens inutile, je suis seule. Mes enfants essaient bien de m’aider mais ils ont leur vie à vivre ! J’en veux à l’existence toute entière. Il allait prendre sa retraite dans quelques mois. Nous avions des projets. C’était à notre tour de se gâter. On avait même planifié une croisière en méditerranée pour fêter sa retraite. C’était son rêve. Quand on nous nous sommes mariés, nous étions sans le sou et nous n’avons pas fait de voyage de noces.  C’était,40 ans plus tard, notre voyage à nous. Aujourd’hui, je sais qu’il ne faut pas attendre et remettre sans cesse nos projets à plus tard. Je le dis maintenant aux enfants de profiter de la vie .

– Vous avez raison et le droit d’être ainsi en colère. La mort est arrivée si rapidement et tout s’est passé si vite que vous n’avez pas eu le temps de la dire cette colère, de la faire sortir. Elle vous dévore de l’intérieur et vous enlève toute votre énergie. Et si nous faisions ensemble un petit voyage dans le temps, une croisière à nous ? Que diriez-vous si nous refaisions le chemin deux ans plus tard et que l’on se donnait la chance de la vivre cette colère afin de pouvoir peut-être passer à autre chose.

– Ça veut dire quoi, refaire le chemin?

– Je ne sais pas encore , mais nous allons le faire ensemble . Par exemple, cela pourrait vouloir dire que l’on se fait une soirée de « veille », une sorte de salon funéraire mais chez vous, dans votre maison avec les personnes que vous allez choisir. Vous pourriez faire une soirée cinéma autour des vidéos de votre famille. En fait, il faut reprendre là où vous étiez il y a deux ans. Vous devez reprendre le fil de votre vie.  Peut-être refaire une deuxième cérémonie d’adieu. Rien ne nous empêche de ressortir l’urne et de prendre le temps de faire le point où vous en êtes deux ans plus tard et où vous voulez allez maintenant. En fait, il est encore possible de lui faire un dernier à-dieu.

Il y eut un long silence.  La mère et la fille se sont regardées et elles ont accepté la proposition. Je leur ai donné mes coordonnées. Au téléphone, quelque temps après , la fille m’a dit : « Merci beaucoup , ma mère et moi ça nous a beaucoup  rapproché de  faire une fête pour mon père. Nous avons tout organisé et j’ai hâte de vous raconter le tout.»  Un mois plus tard nous nous retrouvions autour d’un café au restaurant. Je n’avais plus devant moi les mêmes personnes. Dans leurs yeux  brillait une lumière nouvelle.  Pendant près d’une heure elles m’ont raconté ce qu’elles avaient planifié. Elles ont, le jour de l’anniversaire du défunt, organisé une soirée de « veille ». Chacun des invités devaient apporter un souvenir du père, du mari, du frère, de l’ami qu’il a été. Ils étaient environ une vingtaine de personnes. La soirée s’est déroulée autour d’un repas composé des mets préférés du disparu. Ils ont ri, ils ont pleuré et la vie s’est lentement remise en marche pour la dame mais aussi pour les membres de la famille

– Ça nous a fait du bien, nous avons  pu parler de ce que l’on avait vécu. Nous cherchions à protéger notre mère et nous nous taisions.  Mais on doit apprendre à parler de la mort comme on parle de la vie. D’ailleurs, nous aimerions lors du troisième anniversaire de la mort de notre père, dans six mois, se revoir et célébrer le service commémoratif que nous n’avons pas fait. »

Nous nous sommes revues deux semaines avant la date anniversaire de la mort du monsieur. Nous avons préparé ensemble la célébration. Des symboles ont été identifiés. Le feu avait joué un rôle important dans l’accident , il y avait eu explosion. Trois ans plus tard, les flammes de plusieurs chandelles que nous avons allumées en début de célébration se sont substituées à la colonne de fui qui avait dévoré leur père. Non plus le feu qui dévore mais celui qui rassemble, qui  réchauffe, qui nous rend plus humain. La famille, comme bien des familles de la région allait l’été  cueillir des bleuets. Nous avons apporté un plat de ce fruit qui pousse après le passage du feu. J’ai invité chaque membre de la famille à identifier ce qui était en train de repousser dans leur vie depuis la mort de leur père. Il n’y avait pas d’obligation de parler mais ils ont tous tenu à dire un mot. Nous avons écouté un chant que le père aimait et à la fin terminé le tout avec un petit toast au  vin de bleuet. La vie reprenait son goût, retrouvait sa saveur. Une courte réflexion soulignait que ceux qui nous quittent continuent à vivre dans notre mémoire. La dame s’est levée, a redéposé l’urne à sa place et refermer la porte.

J’ai appris, par mon amie, que cette dame allait mieux. Qu’elle sortait un peu plus de sa maison et avait repris quelques activités. Rien de magique, seulement un mince filet de vie qui se cherche et se fraie un chemin. Cette famille s’était  donnée une seconde chance et je crois que nous devons nous donner la permission, lorsque cela est nécessaire, de risquer ce pari.


Photo: Depositphotos.com/Shebeko