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Le temps du deuil : vivre avec l’absence

Je ne pensais pas que mon deuil serait aussi long et difficile. Depuis la mort de ma conjointe, il y a de cela 14 mois, je dors  mal. En fait, je me réveille plusieurs fois dans la nuit et dès 5 hrs , je suis sur pied en train de siroter mon café dans la verrière. J’aime bien cette pièce et j’y passe la plupart de mon temps. Nous l’avons d’ailleurs rêvé et construit ensemble Johanne et moi. Nous avons tout fait de A à Z. Elle l’appelait son petit coin de paradis. Un espace de lumière où elle pouvait prendre soin de ses fleurs, observer les oiseaux dans leurs mangeoires, lire ses romans préférés, faire ses corrections d’examen, préparer ses cours, jouer au Scrabble sur son i-pad. Moi, j’ai mon foyer que j’alimente généreusement surtout quand l’automne arrive. Le feu ne meurt presque jamais. Je fais une grosse attisée le soir avant de me coucher et il arrive souvent que je sois capable de le redémarrer avec les braises restantes au petit matin. J’aime bien le bruit du bois qui se consume, toute cette chaleur qui m’enveloppe et me rassure pendant les longues soirées noires. La maladie de Johanne a tout dévasté et je dois réapprendre à habiter ce lieu devenu le tombeau de mon amour. Jamais je n’aurais pu imaginer que c’est ici, dans cette pièce, que sa vie s’éteindrait.

Lorsque le médecin nous a informés de la fin des traitements et de l’entrée dans la phase palliative, nous avons pris la décision que Johanne resterait à la maison le plus longtemps possible. Nous voulions que cela se passe ici dans la mesure où nous avions le soutien pour assurer un soulagement efficace de sa souffrance. Dans cette pièce, je sens encore l’odeur de son parfum qui toujours se mêle à l’odeur des médicaments, l’omniprésence de la mort qui flotte et enveloppe tout. Je revois le lit, jadis symbole de nos ébats, devenir le dé-lit de notre intimité, de notre histoire.

Les enfants pensent que la maison me rappelle trop de souvenirs et que je devrais m’acheter un condo au centre-ville. Comme ils le disent si bien : « c’est bien trop grand pour une seule personne et puis ça te rappelle trop de souvenirs. » Je ne veux et ne peux pas quitter cet endroit, pas encore du moins. Pourquoi cette hâte et ce besoin si rapide de passer à autre chose ? Tourner la page, faire mon deuil mais pour aller où, pour faire quoi ? J’ai besoin et je veux du temps. Surtout pas de pression, ni de conseils. De grâce, taisez-vous et s’il vous plaît, laissez-moi habiter mon silence et revisiter ma mémoire. Quels sont mes projets? Ceux que je planifiais étaient avec Johanne; aujourd’hui je ne sais pas, je ne sais plus. Même la retraite que j’entrevoyais avec tant de bonheur me fait peur, le travail est un des rares endroits où je rencontre des gens, où j’oublie ma douleur. Alors ne me parlez surtout pas de me retirer du seul lieu où je me sens encore parmi les vivants !

Au travail, je ne suis pas encore aussi « productif » qu’avant l’annonce de la maladie. Il y a des jours où le cœur n’y est pas mais je crois que je fais du bon boulot et mon patron est un homme compréhensif. Je peine quelquefois à me concentrer, je cherche constamment mes crayons, mes lunettes ou encore mes clés de voiture. On se moque de moi pour ces moments d’amnésie. J’aime bien ces rires et moqueries, ils me font du bien.

D’ailleurs depuis quelques semaines, je me sens comme en période de dégel. C’est bizarre à expliquer. Les frontières que j’ai érigées entre moi et les autres, entre moi et le monde extérieur sont plus perméables .

La semaine dernière, ma collègue Lyne m’a invité à prendre un café à la pause . Cette fois-ci j’ai accepté son invitation. Nous avons parlé de tout et de rien, j’étais un peu intimidé cherchant mes mots. Heureusement, Robert et Jean Louis se sont joints à nous, ce qui m’a permis de reprendre pied et de retrouver une certaine assurance. Je suis conscient que je dois sortir de l’inertie dans lequel je m’enfonce de plus en plus. D’ailleurs, j’invite plus souvent les enfants à venir partager un repas avec moi. J’ai relancé le rituel du souper du dimanche . Je passe des heures à fouiller dans mes livres de recettes pour élaborer des menus originaux, je visite les marchés publics et les épiceries à la recherche des ingrédients rares que je découvre. Ils disent que je suis en train de devenir un grand chef. Prendre le temps de cuisiner me projette dans la vie et me connecte avec les choses simples de la vie. Il faut dire que je n’avais aucune chance avec Johanne, la cuisine était son repère sacré et je pouvais à peine y demeurer quelques minutes quand elle nous concoctait ses festins. Il est loin désormais le temps où chaque soir je me faisais livrer du poulet, du chinois ou de la pizza.

Le partage des repas me rapproche de mes enfants. Je sais qu’ils ont beaucoup souffert du départ de leur mère et que je ne suis pas d’un grand soutien. On parle peu de Johanne et c’est normal je pense; la blessure de la séparation est encore trop vive. Cela viendra avec le temps. J’apprécie ces moments passés avec eux. J’ai pris conscience que le travail avait pris trop de place dans ma vie et je tente de rattraper le temps perdu. Je sais désormais qu’il n’est jamais trop tard.

Et puis comme tous les grands parents de ce monde je suis complètement fou de mes trois petits- enfants. La semaine dernière, nous avons passé un week-end ensemble. J’ai donné congé aux parents. Quel week-end! Le samedi a été consacré aux activités extérieures. Pas d’ordinateurs, ni de jeux vidéo. Nous avons joué au ballon, à la cachette, ramassé les feuilles sur le terrain et rempli une dizaine de grands sacs orange. Avec les crayons feutres nous avons dessiné des citrouilles, des fantômes, des visages de monstres. C’en était fait de mon décor d’Halloween. Vers 15h00, le soleil s’est caché derrière les nuages et le froid nous gagnait. Nous sommes rentrés et avons dégusté un bon chocolat chaud autour du feu en nous racontant des histoires de monstres. Puis, nous avons préparé le souper ensemble. Si vous aviez vu la cuisine à la fin, un vrai champ de bataille. D’abord, on a fait un gâteau au chocolat pour dessert. Pour le plat principal ,  des petites boulettes de viande, roulées dans la farine, que l’on fait cuire dans la poêle et que l’on sert avec un bouillon de bœuf. Pendant le repas, ils ont parlé d’eux, ce qu’ils aimaient, leurs jeux préférés. J’apprends à mieux les connaitre et à voir qu’ils ont chacun leur personnalité. Je les écoute grandir et je réalise à quel point ils sont beaux. Nous avons terminé cette journée mémorable autour d’un bon film et du traditionnel maïs soufflé. Quel plaisir de passer du temps avec eux et inutile de dire que j’ai dormi comme jamais! Le lendemain matin, on a fait des crêpes pour déjeuner et nous sommes retournés jouer dehors.  À midi, les parents sont arrivés, ils étaient heureux d’avoir eu cette petite pause et, à nous voir tous avec le sourire, ils ont compris que ça s’était bien passé. Les enfants parlaient tous en même temps et racontaient leur week-end. Le petit dernier voulait rester avec son papy. Je lui ai glissé à l’oreille que j’irais le chercher un samedi et que nous passerions une journée rien que nous deux. Il s’est calmé et est reparti tout sourire avec ses parents. A leur départ, la maison était pleine de leur rire, de leurs histoires et de leurs rêves. Je me sentais bien dans ce chaos qui venait briser mes habitudes.

Mardi dernier, Lyne est venue  me voir à mon bureau pour m’inviter à souper chez elle vendredi. J’ai hésité quelques secondes, je me suis excusé de cette hésitation et j’ai dit oui. C’est une femme intéressante, sa présence me fait du bien. La semaine passe vite et je me surprends à avoir hâte à vendredi. J’ai peur mais je ne me défilerai pas. Le grand jour arrive, je me sens comme un jeune premier. Je frappe  nerveusement à sa porte,  la glace est cassée et  je prends plaisir à être en sa compagnie. Finalement, la soirée  se passe bien . Elle aime le théâtre et le cinéma . Le mois prochain, nous irons voir un spectacle ensemble. Elle sort d’une relation qui l’a beaucoup blessée. Donc aucune demande de sa part, aucune attente perceptible et cela me convient. De mon côté, je crains l’intimité avec une autre personne. Je me sens même un peu coupable. Je me demande comment les enfants vont réagir le jour où je leur présenterai Lyne ? Et mes amis, vont-ils l’accueillir? J’ai peur de perdre la mémoire de Johanne mais je sens également l’urgence de vivre. Pourtant, avant de mourir, elle m’a dit qu’elle souhaitait que je me retrouve une compagne. Elle savait qu’elle aurait toujours une place de choix et me répétait sans cesse que notre amour était suffisamment profond pour se partager et se multiplier. Ses paroles me donnent le courage d’aller de l’avant et de risquer une nouvelle relation. Je sais que j’ai changé.  Je me sens plus fort qu’avant, plus proche de mes émotions et capables de les formuler plus clairement. J’ai allumé un feu et j’ai commencé à parler à Johanne.  C’est ridicule mais cela me fait du bien. Je lui ai redit toute la souffrance éprouvée depuis son départ. Je lui également dit que je devais entrevoir l’avenir  sans elle maintenant. Il y avait de  belles braises dans le poêle, le bois crépitait comme jamais. Pendant un très court instant j’ai senti dans cette chaleur, sa propre chaleur, celle qui me réchauffait quand je me couchais auprès d’elle et que le lit était déjà tout plein de sa présence. Je me suis dit que c’était son  clin d’œil pour me dire que le temps était venu pour moi de retourner dans le courant de la vie.


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