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Une visite au salon funéraire

La visite au salon funéraire est pour la plupart d’entre nous une épreuve difficile. Le père d’une collègue de travail vient de mourir et  je me dis que je n’aurai pas le choix d’aller au salon funéraire. Je dispose de peu de temps: une soirée d’exposition et le lendemain les funérailles. Je suis toujours stressée avant de faire ces visites. Je ne m’habitue pas à ce lieu, tout est si irréel. Pourtant je sais par expérience à quel point la majorité, des gens souhaitent  que l’on prenne du temps pour leur dire que nous sommes avec eux dans ces moments difficiles. D’ailleurs, on oublie rarement ceux et celles qui sont venus nous visiter.

J’arrive au salon une heure après l’ouverture officielle. Je pense qu’il est bon de laisser les proches entre eux afin qu’ils encaissent le choc de la vue du cercueil ou de l’urne. Comme le rituel l’indique, je fais un premier arrêt, avec un temps de silence, devant l’urne funéraire. Je suis frappée par l’objet qui est devant moi. Cette urne est bien spéciale. Elle représente un petit coffre, comme ceux que l’on avait dans nos maisons et dans lesquels nos mères déposaient les objets précieux. Il est en bois, avec des bandes dorées sur les côtés, une petite serrure également dorée. C’est un travail fait avec beaucoup de minutie. Le bois est peint. On voit quelques fleurs minuscules, une chenille et un papillon. Il y a des noms que je présume être ceux des enfants et un cœur avec le nom du défunt et j’imagine celui de son épouse. Juste à côté de l’urne, un montage photographique qui représente les grands moments de la vie de cet homme. On le voit jeune enfant dans les bras de sa mère, à son mariage, avec ses enfants, lors d’une partie de pêche. Chaque photo fait l’objet d’un commentaire plein d’humour qui fait sourire et nous dévoile une vie qui semble avoir été heureuse. Je me retourne et j’aperçois ma collègue qui se dirige vers moi. Je la prends dans mes bras un long moment et lui offre mes sympathies. Nous prenons quelques minutes pour échanger ensemble. Elle va bien et me dit à quel point son père a été courageux et qu’il est un exemple pour toute la famille. Malgré une longue maladie, il n’a jamais lâché, il est allé au bout de son combat et comme un vrai guerrier il s’est éteint avec les grands honneurs. Tout ça lui donne l’énergie de continuer et de traverser cette épreuve.

« Mon père a pris en charge sa mort, il a également planifié son après- mort. Il a travaillé pendant les dernières semaines de sa vie à organiser comment cela se passerait lorsqu’il nous aurait quittés. Le peu d’énergie qu’il lui restait il le dépensait pendant quelques heures dans son atelier de travail. Il travaillait tout cela en secret, même ma mère ne savait pas trop ce qu’il fabriquait. Il voulait nous épargner les soucis. Il a fait ses préarrangements funéraires, préparé son montage de photos, fabriqué son urne. Les moments de recueillement, la musique que nous allons entendre ce soir, c’est lui qui a tout préparé. Il a écrit les réflexions, organisé la cérémonie  d’adieu que l’on va faire demain. Il n’a rien laissé au hasard. Quel courage! Mon père a toujours été mon héros! »

Je me suis assise environ une heure dans le salon. D’autres collègues arrivent et la discussion s’amorce entre nous. Tous les gens présents parlent de l’urne et de son aménagement. Pour plusieurs d’entre nous, il s’agit d’un exemple à suivre. On entend une voix dans le microphone qui nous invite à  un moment de réflexion. La sœur de ma collègue prend la parole mais, en fait, elle prête sa voix à son père qui nous livre sa pensée sur la vie. C’est bien senti, c’est touchant, le mort s’adresse aux membres de sa famille, leur souhaite d’être heureux, de ne pas trop le pleurer… Un malaise me gagne : « Va-t-il les laisser parler, leur donner une place! » . Je crois bien être la seule à ressentir de la gêne. La plupart des personnes présentes voyaient là le scénario idéal de la mort attendue et étaient toutes tentées de vouloir imiter cet homme d’exception. «C’est comme ça qu’aujourd’hui on devrait mourir! », me dit un collègue avant de partir.

En repartant vers la maison, j’ai admiré le courage de cet homme qui a aimé les siens en voulant les porter avec lui jusqu’au bout! Mais j’ai aussi questionné son besoin de contrôler l’après de sa mort.

Quelques semaines plus tard, je demande à ma collègue  comment elle va. Bizarrement, elle se remet très difficilement du départ de son père. Elle se met à pleurer dès que je lui pose la question et me dit à quel point c’est difficile. Elle consulte actuellement un thérapeute pour l’aider à comprendre ce qui se passe et pourquoi elle réagit ainsi.. Comment comprendre un tel décalage entre ce qu’elle a vécu au salon et ce qu’elle vit pendant son deuil? Se pourrait-il que cette insistance démesurée de la prise en charge du mourant de sa propre mort, permet moins de se souvenir de la personne que de la forcer à  rester présente? Le mourant est ainsi éternisé dans sa position de vivant? Aucune image, aucun symbole n’est intervenu d’une manière efficace pour dégager un espace où l’on entre en contact avec la réalité: « il n’est plus, il ne sera plus, il nous a quittés. » L’accent est mis sur l’amont de la mort et la relation avec le vivant. Cette mort si bien préparée et assumée par le mourant lui-même  dépossède les proches de leur propre deuil. Le deuil peut–il se faire  quand celui qui est mort ne perd jamais son statut de vivant ?


Photo: Mathieu Tremblay, Québec