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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Les causes du suicide (1930):
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre Maurice Halbwachs (1930), Les causes du suicide. Avant-propos de Marcel Mauss. Paris: Félix Alcan, 1930. Collection “Travaux de l’Année sociologique”. Réimpression: Arno Press Inc., 1975. 520 pages. Collection: European Sociology. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole.

Introduction

On se tue beaucoup dans les pièces de Shakespeare, et dans tout le théâtre romantique. Le spectateur ou le lecteur n'y trouve rien à redire, sans doute parce que c'est là un genre de dénouement commode auquel les auteurs nous ont depuis longtemps habitués. Cependant, bien que les journaux nous apprennent que les suicides sont assez fréquents, qu'il n'y ait guère d'événements plus banals, ni sur lesquels nous devions être plus blasés, chaque fois que l'un d'entre eux s'impose à notre attention, nous sommes prêts à nous étonner de nouveau. C'est qu'il y a, dans cette façon de prendre congé de ses semblables, un mélange apparent de libre choix et de fatalité, de résolution et de passivité, de lucidité et d'égarement, qui nous déconcerte.

Aussi a-t-on, de tout temps, beaucoup écrit sur ce sujet. Dans une bibliographie récente, et qui n'est pas complète, on ne mentionne pas moins de 3. 771 ouvrages dans lesquels il est traité du suicide. Il a sa place dans la morale, dans l'histoire, dans la littérature, dans l'art. Les médecins, les juristes, les théologiens s'en sont occupés. Il n'a pas cessé de solliciter la curiosité, d'éveiller des sentiments de pitié et de terreur, d'offrir enfin une riche matière à discussions et à paradoxes. Existe-t-il beaucoup de faits qui présentent un plus profond intérêt humain, et auxquels les sciences qui s'occupent de l'homme aient plus de raisons de s'appliquer ?

Pourtant, si le suicide est ancien, aussi ancien sans doute que l'humanité, on ne peut dire que l'étude en ait été très avancée avant le milieu du XIXe siècle. Il s'est produit, à ce moment, ce qui se passe, par exemple, en astronomie, quand l'invention d'instruments d'optique perfectionnés découvre aux observateurs tout un ordre de faits aussi vieux au moins que les hommes, mais dont jusqu'alors ils ne soupçonnaient pas l'existence. De même, il a fallu l'invention et la mise au point de ces instruments de mesure modernes que sont les statistiques, pour que le suicide, comme phénomène de masse, prenne en quelque sorte naissance sous nos yeux, de même qu'à un grossissement suffisant une partie du ciel qui paraissait vide se remplit soudain d'une multitude d'étoiles.

Guerry, dès 1835, Etoc-Demazy en 1844, Lisle en 1856, quelques autres encore, purent les premiers voir et décrire ce phénomène qui venait d'entrer dans le champ de nos instruments d'observation. Wagner en 1864, et surtout Morselli en 1879, en apercevaient déjà les diverses parties et en déterminaient les phases avec beaucoup plus de précision. Le mérite de ces précurseurs est très grand. Bien que Morselli, par exemple, ne disposât que de données très incomplètes, qui, pour le plus grand nombre des pays, ne remontaient pas en deçà de 1841-1845, il reconnut ou entrevit tout au moins le genre d'influence qu'exerce sur le suicide non seulement le sexe et l'âge, mais encore la religion, l'état civil, la profession, la densité de la population, la différence entre la ville et la campagne, les crises économiques, etc.

Mais bien plus importante et d'une portée plus décisive fut l'œuvre de Durkheim qui, en 1897, interpréta le premier ces faits d'une manière systématique, on sait en quel sens. (Note 1) « Il nous semble difficile, écrivait-il, que, de chaque page de ce livre, pour ainsi dire, ne se dégage pas l'impression que l'individu est dominé par une réalité morale qui le dépasse : c'est la réalité collective. Quand on verra que chaque peuple a un taux de suicide qui lui est personnel, que ce taux est plus constant que celui de la mortalité générale, que, s'il évolue, c'est suivant un coefficient d'accélération qui est propre à chaque société, que les variations par lesquelles il passe aux différents moments du jour, du mois, de l'année, ne font que reproduire le rythme de la vie sociale, quand on constatera que le mariage, le divorce, la famille, la société religieuse, l'armée, etc., l'affectent d'après des lois définies dont quelques-unes peuvent même être exprimées sous forme numérique, » on comprendra que ces états et ces institutions collectives « sont des forces réelles, vivantes et agissantes, qui, par la manière dont elles déterminent l'individu, témoignent assez qu'elles ne dépendent pas de lui, des réalités aussi définies, et aussi résistantes que celles dont traitent le psychologue ou le biologiste ».

En fermant cet ouvrage, plus d'un lecteur, surtout plus d'un lecteur philosophe, a sans doute eu le sentiment que le problème du suicide ne se posait plus, et qu'on en connaissait désormais la solution. Est-ce la dialectique, sont-ce les statistiques qui emportaient la conviction ? L'un et l'autre sans qu'on sût bien toujours distinguer ce qui était l'un et ce qui était l'autre. Quelquefois la dialectique plus que les faits, non par la faute de Durkheim, d'ailleurs. Mais cela présentait plus d'un inconvénient. On ne s'apercevait pas que l'édifice reposait sur des fondements qui n'étaient point partout aussi solides. Comment en eût-il été autrement ? Il n'y a pas d'œuvre scientifique que de nouvelles expériences n'obligent à réviser et compléter.

Il n'était donc pas inutile de reprendre cette étude au point où Durkheim l'avait laissée, d'abord en vue de comparer ses résultats avec les statistiques qui ont été publiées depuis Durkheim s'appuyait sur des chiffres qui ne remontent qu'exceptionnellement en deçà de 1840, et qui ne vont jamais au delà de 1890-91. Ces données sont de valeur très inégale. Dans un des pays les plus importants à cet égard, en Prusse, la statistique du suicide n'est à peu près complète que depuis 1883. En Angleterre elle commence en 1856, en Italie en 1864 seulement. Pour l'empire allemand tout entier, on n'a de chiffres qu'à partir de 1881. Dans nombre de pays, il y a des raisons de supposer que, durant les dernières périodes, les relevés se sont perfectionnés et complétés de décade en décade. Il n'est pas exagéré de dire que, par leur valeur et par leur nombre, les données dont nous disposons sur le suicide depuis 1890 sont au moins aussi importantes que les chiffres sur lesquels Durkheim a travaillé. Nous pouvions donc vérifier les expériences qu'il a étudiées, et les préciser en nous appuyant sur des statistiques plus détaillées. On se rendra compte de ce que nous apprennent à cet égard les données de ces trente ou quarante dernières années, en se reportant aux chapitres VIII à X de notre livre. Nous y étudions, dans les cadres choisis par Morselli et Durkheim, les problèmes qu'ils avaient abordés, et, si nous en avançons peut-être la solution, c'est que nous avons l'avantage de venir après eux et de disposer d'un champ d'observation plus étendu à la fois dans le temps et dans l'espace.

Mais, surtout, depuis quelque temps les méthodes d'élaboration statistique ont progressé. On ne se contente plus de calculer des moyennes, des proportions ou des pourcentages. Un sociologue américain, M. John Rice Miner, s'étonnait récemment de ce qu'on n'eût pas encore appliqué à l'étude des suicides les procédés statistiques modernes, calcul des écarts, des indices de corrélation, de dispersion, etc. Nous nous sommes engagés dans cette voie. Nous avons usé de procédés suffisamment empiriques pour qu'on ne puisse pas nous reprocher de traiter ces données statistiques imparfaites comme des observations physiques rigoureuses, mais qui s'inspirent assez des méthodes mathématiques pour rendre à peu près les mêmes services qu'elles.

C'est ainsi que nous avons été conduits aussitôt à fixer notre attention sur un aspect du suicide négligé jusqu'à présent, et qui nous paraît cependant bien important. jusqu'ici, on s'en tenait le plus souvent à relever l'augmentation ou la diminution du nombre ou de la proportion des suicides, comme on suit les variations de la température chez un sujet fiévreux. Le suicide augmente-t-il ? Peut-on prévoir qu'il augmentera encore ? Déjà sur ce point, on verra que des observations poursuivies sur une durée plus grande nous ont permis de rectifier notablement les conclusions et prévisions de Durkheim. Mais ce n'est point là le tout de la recherche. Ce n'en est même peut-être pas l'essentiel. Le nombre des suicides dans une région, c'est là une donnée toute relative, qui ne s'éclaire et ne prend toute sa signification que quand on compare l'une à l'autre plusieurs régions plus ou moins voisines. Les taux de suicide, dans les principaux pays de l'Europe, et, à l'intérieur d'un même pays, dans les différentes régions ou provinces, dans les grandes, moyennes et petites villes, se rapprochent-ils ? Avec quelle rapidité et dans quelle mesure exacte ? Voilà ce que nous avons pu établir, au moyen de calculs relativement simples.

L'intérêt d'une telle recherche résulte d'abord de ce que le nombre des suicides peut être considéré comme une sorte d'indication thermométrique qui nous renseigne sur l'état des mœurs, sur la température morale d'un groupe. Il ne suffit pas de peindre les coutumes, les croyances, les manières d'être et d'agir, telles qu'on peut les observer dans une région. Une description de ce genre qui ne s'accompagne pas de données quantitatives demeure imprécise, et ne conduit qu'à des conclusions incertaines. Si, au contraire, il apparaît que la répartition des suicides est, ou tend à devenir plus homogène dans un pays ou, à l'intérieur d'un pays, dans un groupe de provinces que dans un autre, on a le droit de supposer que, dans tel ou tel cadre, province, pays ou continent, un certain conformisme des mœurs est en train de se réaliser. Mais, d'autre part, envisagée de ce point de vue, la théorie propre du suicide se présente sous une forme assez nouvelle. Les milieux que constituent les régions sont complexes. On y relève cependant des caractères assez simples, et qui se prêtent eux aussi à la mesure, tels que la densité et le mode de groupement de la population, la prédominance du genre de vie urbain ou rural. Lorsqu'on étudie les suicides dans le cadre de la région, c'est avec ce genre de facteurs qu'on les met en rapport. Ni Morselli, ni Durkheim, n'ont placé au premier plan l'influence de la ville ou de la campagne sur le nombre et la distribution des morts volontaires, peut-être parce qu'il ne leur était pas facile de l'étudier. Si le lecteur se reporte à la première partie, la plus étendue, de notre étude, il verra que les variations des suicides s'expliquent le plus clairement par les transformations du genre de vie ainsi défini. Les sentiments familiaux et les pratiques religieuses, dont nous sommes loin de méconnaître ou sous-estimer l'importance, sont solidaires d'un ensemble de coutumes et de tout un type d'organisation sociale d'où elles tirent en partie leur force, et dont il est impossible de les séparer. C'est là ce que nous appelons un genre de vie, et nous ne nous distinguons de Durkheim qu'en ce que nous replaçons la famille et le groupe confessionnel dans des milieux sociaux plus compréhensifs dont elles ne sont qu'un des aspects.

Mais, de cette différence de méthode, il résulte que, sur plusieurs points importants, nous avons été conduits à des résultats autres que les siens.

Durkheim résumait son explication du suicide sous cette forme : « Le suicide varie en raison inverse du degré d'intégration de la société religieuse, de la société domestique ou de la famille, et de la société politique ou de la nation.»

De fait, Morselli avait déjà indiqué, mais Durkheim démontra le premier qu'incontestablement les gens mariés se tuent moins que les célibataires : la famille, surtout lorsqu'elle comprend des enfants, protège contre le suicide. Il ajoutait que l'accroissement continu des suicides au cours du XIXe siècle s'explique par l'affaiblissement des liens de toute nature qui tiennent unis les membres d'un groupe familial. Pourtant, il n'a pas établi que la famille, à composition égale, protège moins aujourd'hui qu'autrefois, et, sans doute, ne le pouvait-il pas : car, en même temps que la famille, le milieu social dont elle faisait partie s'est transformé, en sorte qu'on ne peut étudier isolément l'action qu'exerce la famille, et le milieu, sur le suicide. Le fait que Durkheim a mis hors de doute n'en est pas moins essentiel, et nous avons montré qu'il peut être actuellement confirmé par d'autres statistiques, qui portent notamment sur le nombre des enfants des suicidés. Mais il n'a pas, jusqu'à présent, toute la portée qu'il lui attribuait.

Les premières recherches des statisticiens ont attiré l'attention sur le nombre relativement faible des suicides qui sont accomplis dans les groupes catholiques. Les catholiques se tuent beaucoup moins que les protestants. C'est un fait sur lequel Durkheim a beaucoup insisté. On sait comment il en rendait compte : « le penchant du protestantisme pour le suicide est en rapport avec l'esprit de libre examen. » Mais le libre examen résulte de l'ébranlement ment des croyances traditionnelles. « Plus un groupe confessionnel abandonne au jugement des particuliers, plus il est absent de leur vie, moins il a de cohésion et de vitalité... La supériorité [ou, plutôt, l'infériorité] du protestantisme sous ce rapport vient de ce qu'il est une Église moins fortement intégrée que l'Église catholique. » L'auteur qui, depuis Durkheim a publié la meilleure étude sur le suicide, le père Krose S. J. croit que, si le catholicisme détourne de se tuer, c'est parce qu'il inspire la crainte des peines d'outre-tombe. Lui aussi attribue à la religion catholique comme telle une puissante vertu préservatrice. Pour notre part, nous ne contestons pas que, dans beaucoup de cas, les croyances et pratiques religieuses ne détournent des catholiques de commettre le péché mortel d'homicide de soi-même. Mais que nous apprennent là-dessus les statistiques ? En réalité, bien peu de chose. D'une comparaison entre deux pays, l'Italie et l'Allemagne, on ne peut rien tirer, car ils diffèrent sous bien d'autres rapports que la religion. Il y d'autre part fort peu d'États qui indiquent la confession religieuse de leurs suicidés La Prusse, avec la Suisse, est à peu près le seul. Or, en Prusse, il y a le plus souvent entre les catholiques et les protestants une différence d'origine nationale, les protestants étant prussiens, et les catholiques polonais, ou une différence de genre de vie, les catholiques étant plus nombreux à la campagne, et les protestants dans les villes ou dans les régions le plus soumises aux influences urbaines. Est-ce parce que polonais ou paysans, ou est-ce parce que non protestants, que les catholiques, en Prusse, se suicident peu ? On verra que l'analyse de statistiques suisses plus détaillées nous conduit à la même conclusion. Il n'est pas possible, jusqu'à présent, d'isoler le facteur religieux et de mesurer son action. C'est un problème qui demeure posé, et l'on n'entrevoit même pas comment on pourrait le résoudre.

Quant aux sentiments nationaux, il y a lieu de supposer qu'ils deviennent plus forts aux moments où le pays est en danger. L'expérience de la dernière guerre confirme les observations faites jusqu'à présent, puisque dans la plupart des pays, et dans la population civile des deux sexes et de tous âges, comme parmi les mobilisés, le suicide a fait, durant cette période, beaucoup moins de victimes qu'en temps de paix. Il en est de même des révolutions et des crises politiques : nous avons pu établir qu'en France, de 1872 à 1913, tous les événements qui mettent aux prises les partis se reflètent dans la courbe des suicides. Nous avons étudié de ce point de vue, mois par mois, la période : 1899-1904 en particulier, parce qu'il n'y en a pas peut-être en France, durant tout le siècle, où se révèle plus nettement ce genre d'action. Est-il vrai, cependant, que, comme le dit Durkheim, « ces faits ne comportent qu'une explication, c'est que les grandes commotions sociales, comme les grandes guerres populaires, avivent les sentiments collectifs, stimulent l'esprit de parti comme le patriotisme, la foi politique comme la foi nationale, et, concentrant toutes les activités vers un même but, déterminent, au moins pour un temps, une intégration plus forte de la société » ? Mais une guerre ne surexcite pas seulement les passions nationales. Elle transforme profondément la société, ralentit ou paralyse quelques-unes de ses fonctions, en crée ou en développe d'autres. Surtout, elle simplifie la structure du corps social, elle réduit extrêmement, comme dirait Spencer, la différenciation de ses parties. Si les suicides sont moins nombreux, n'est-ce pas, pour une part au moins, parce que, dans un train de vie plus uni, dans un milieu social plus uniforme, il y a moins de heurts et de frottements entre individus, c'est-à-dire moins d'occasions de mécontentement et de désespoir ? Mais il en est de même des révolutions, et peut-être même de ces périodes d'agitation politique où, extérieurement, rien n'est changé dans la structure du corps social. Sans doute, les fonctions y sont les mêmes, et elles continuent de s'y exercer. Les marchands, les ouvriers, les fonctionnaires, les paysans restent à leur place. Mais leur pensée est ailleurs. Leur vie familiale, professionnelle et de relations se poursuit, mais avec beaucoup plus d'automatisme, et leur personne y est bien moins engagée. Toute cette activité qui n'a pas un caractère politique se trouve donc réduite également. Concluons que si les suicides diminuent durant de telles périodes, on peut l'expliquer de plusieurs façons, puisqu'en même temps que les passions nationales ou de parti sont plus vives et plus étendues, la vie de la société se simplifie, et qu'elle présente moins d'occasions de conflits et de déséquilibre.

Durkheim a bien vu que le suicide résultait de causes sociales. N'est-il pas vrai que chacun des groupes entre lesquels se répartissent les hommes tend à produire annuellement le même nombre ou la même proportion de morts volontaires ? Mais, dans la société, il ne considérait que les grands ressorts de la vie collective. Lorsqu'ils fléchissent, disait-il, l'homme perd toutes les raisons qu'il avait de vivre. Si l'individu se décourage et s'abandonne, ou bien s'il s'exaspère et tourne sa fureur contre lui-même, c'est qu'il n'a pas une femme et des enfants auxquels l'unit le double lien de l'affection et du devoir; c'est qu'il ne trouve ni un appui, ni une règle, dans un groupe d'hommes qui acceptent les mêmes dogmes et pratiquent la même religion ; ou, enfin, c'est qu'il n'est pas distrait de ses préoccupations égoïstes, et soulevé au-dessus de lui-même par de grands intérêts politiques ou nationaux. Théorie paradoxale à première et même à seconde vue, car on cherche d'ordinaire dans une toute autre direction les causes du suicide. « Suicides dus au désir d'expier, d'éviter l'infamie du supplice, de fuir la maladie, la souffrance, la vieillesse, de ne pas survivre à un être cher : mari, femme, enfant, ami, chef ; de prévenir ou de laver un outrage, d'éviter l'infamie, de ne pas tomber aux mains de l'ennemi, suicides dus au dégoût de la vie, suicides accomplis par ordre » ; ajoutons : « Envie d'étonner, désir de faire parler de soi, accès de folie, idiotie » (Note 2). Les deux listes de motifs d'où nous tirons ceux-ci sont bien vieilles, puisqu'elles se rapportent à l'époque romaine, et cependant on énumérerait maintenant encore à peu près de la même manière les raisons du suicide.

D'après Durkheim, ces motifs particuliers et individuels sont des prétextes ou des occasions, mais non des causes. L'individu que rien ne rattache plus à la vie trouvera, de toute manière, une raison d'en finir : mais ce n'est pas cette raison qui explique son suicide. De même, lorsqu'on sort d'une maison qui a plusieurs issues, la porte par où l'on passe n'est pas la cause de notre sortie. Il fallait d'abord que nous ayons le désir au moins obscur de sortir. Une porte s'est ouverte devant nous, mais, si elle eût été fermée, nous pouvions toujours en ouvrir une autre.

Dirons-nous donc que les malheureux qui se suicident sont poussés vers la mort par des forces dont ils ne comprennent pas la nature, et que les motifs qu'ils se donnent à eux-mêmes pour expliquer leur geste n'entrent pour rien dans leur décision ? Si Durkheim paraît bien être allé jusque là, c'est qu'il y avait, à ses yeux, un abîme entre les grandes forces collectives et les motifs ou circonstances. Aux facteurs sociaux seulement il attribuait un pouvoir causal. Sans doute, pour que ce pouvoir passe à l'acte, il faut bien qu'il descende dans le monde des démarches individuelles, et il n'y peut pénétrer qu'à l'occasion d'un ennui, d'une souffrance, d'un découragement. Mais, de même, pour se tuer, il faut bien se servir d'un instrument. Les causes qui expliquent le choix d'un instrument ne se confondent pas avec les causes du suicide. De même, d'après Durkheim, les causes qui expliquent le nombre et la répartition des motifs ne se confondent pas avec les causes véritables du suicide : il y entre beaucoup plus de hasard et de caprice.

À cette distinction si tranchée entre les motifs et les causes nous opposerions deux arguments. La thèse de Durkheim serait vraisemblable s'il n'existait aucun rapport entre l'action de tels motifs et celle qui résulte de l'ébranlement des sentiments collectifs. Mais il n'en est rien. Lorsqu'on passe en -revue les divers motifs particuliers du suicide, on s'aperçoit que, si les hommes se tuent, c'est toujours à la suite d'un événement ou sous l'influence d'un état survenu soit au dehors, soit au dedans (dans leur corps ou dans leur esprit), qui les détache ou les exclut du milieu social, et leur impose le sentiment insupportable de leur solitude. Mais tel est aussi l'effet qu'on éprouve lorsque, comme disait Durkheim, on cesse d'être « intégré» dans l'un des groupes qui constituent l'armature de la société. Il n'y a donc pas de différence essentielle entre ce qu'il appelle les motifs et les causes. Lorsqu'au dénuement affectif d'un célibataire vient se joindre le déclassement ou le déshonneur de l'homme ruiné, l'isolement moral du malade ou du désespéré, ce sont deux états de même nature qui se superposent, ce sont des forces du même genre qui combinent leur action. Il n'y a donc aucune raison, dans une explication du suicide, d'exclure les unes et de retenir les autres.

Mais, d'autre part, Durkheim croyait que ces circonstances qu'on invoque comme motifs du suicide sont individuelles, non pas seulement en ce que chacune d'elles affecte un individu, mais parce que leur nombre et leur distribution ne dépendent point de la structure particulière du groupe à l'intérieur duquel elles se produisent. Certes, si elles ne résultaient que de la diversité des tempéraments, comme la nature humaine, envisagée dans ses traits organiques, est à peu près la même ici et là, et que dans les divers groupes elle présente à peu près les mêmes variétés, on comprendrait alors qu'elles soient partout les mêmes, et il n'y aurait pas lieu d'en tenir compte, lorsqu'il s'agit d'expliquer les variations du nombre des suicides. Mais, quand bien même les divers types organiques humains se distribueraient en même proportion dans tous les groupes, ce qui est déjà bien contestable, les circonstances et les motifs sont certainement en rapport avec l'organisation de la société. A priori on peut admettre que des événements tels que les revers de fortune, les ennuis et déceptions de carrière, et même ces états qu'on groupe sous la rubrique : ennui ou dégoût de l'existence, se produisent plus fréquemment dans une société plus complexe, où les situations individuelles changent plus souvent et plus vite, où le rythme de la vie est plus rapide, où il y a plus de risques pour les individus de se trouver désadaptés par rapport à leur milieu. Sans doute, on ne s'en aperçoit pas d'abord, lorsqu'on considère isolément chaque cas particulier. Mais, pris d'ensemble, ces faits qu'on appelle les occasions ou les motifs des suicides ne sont qu'un aspect et qu'un effet de la structure et du genre de vie du groupe.

Ainsi, les suicides s'expliquent toujours par des causes sociales. Mais celles-ci se présentent tantôt comme des forces collectives proprement dites, telles que les coutumes familiales et religieuses ou les grands courants politiques et nationaux, et tantôt sous la forme de motifs individuels, plus ou moins nombreux et répartis de façon différente suivant que la société est elle-même plus ou moins complexe. Il ne dépend pas de nous, d'ailleurs, d'isoler les habitudes familiales ou religieuses des autres manières d'être du groupe envisagé, avec lesquelles elles se croisent en un réseau plus ou moins serré. Que serait la chaîne sans la trame, et comment distinguer dans la résistance du tissu ce qui revient à l'une et à l'autre ? Mais nous ne pouvons pas non plus observer séparément l'ensemble de ces circonstances et motifs particuliers du suicide, qui sont comme autant d'embûches placées sur le chemin des vivants : car ils se dissimulent. Quelle est donc la raison de cette surprenante augmentation des suicides, qui s'est poursuivie depuis plus d'un demi-siècle ? Est-ce, l'ébranlement des groupes traditionnels ? Est-ce, dans une société plus complexe, la multiplication nécessaire des chances de malheur et de souffrance individuelle ? À chacune de ces deux sortes de causes nous ne savons quelle part il faut faire. Durkheim s'en tient à considérer l'affaiblissement des liens traditionnels qui en même temps, autrefois, enchaînaient et soutenaient les hommes. Telle serait la cause unique de l'accroissement des suicides, où nous reconnaîtrions alors non seulement un mal, mais un mal absolu. Car si ces traditions disparaissent, rien ne les remplace : la société ne gagne rien en échange. Les suicides ne sont pas la rançon de quelque avantage. C'est pourquoi il faut pousser un cri d'alarme. Mais si les suicides, au contraire, augmentent surtout parce que la vie sociale se complique, et que les événements singuliers qui exposent au désespoir s'y multiplient, ils sont toujours un mal, mais peut-être un mal relatif. Il y a en effet une complication nécessaire qui est la condition d'une vie sociale plus riche et plus intense.

Durkheim a eu le mérite d'embrasser le phénomène du suicide dans toute son ampleur, et d'en proposer une explication qui pourra être complétée et rectifiée, mais dont le principe paraît bien inattaquable. Il est tout naturel que, disposant de nouvelles sources, nous ayons pu pousser plus avant dans les voies qu'il avait marquées, et, peut-être, en ouvrir de nouvelles. Mais il importait d'indiquer, dès le début de notre étude, sur quels points essentiels nous n'étions pas d'accord avec lui. Nous voudrions, en terminant, attirer encore l'attention sur deux problèmes qu'il abordait à un moment où l'on ne disposait pas d'informations suffisantes pour les résoudre, et qui sont étudiés dans nos deux derniers chapitres.

Durkheim croyait que les crises économiques exercent une action sur la marche des suicides, précisément parce qu'elles sont des crises. Il distinguait même des crises de prospérité et des crises de dépression, et il lui semblait que les unes et les autres déterminaient une augmentation des morts volontaires, parce qu'elles troublent le cours normal de la vie économique. Nous avons pu comparer le mouvement des prix et le mouvement des suicides en Allemagne de 1880 à 1914, c'est-à-dire dans un pays et durant une période où l'activité industrielle et commerciale passait au premier plan, et nous avons constaté que les suicides diminuaient durant la phase de prospérité, et augmentaient non pas seulement au moment de la crise, mais pendant toute la phase de dépression. Sur une seule expérience, même faite dans les conditions les plus favorables, on ne peut construire une théorie. Nous avons cependant indiqué, dans notre conclusion, en quel sens on pourrait interpréter ce rapport.

L'idée que tout suicide résulte d'un trouble mental est encore très répandue. On a pu reprocher à Durkheim de trancher un peu vite cette question, en s'appuyant sur des données trop anciennes et incomplètes. En particulier il paraît avoir ignoré l'existence de cette maladie mentale qu'on appelle la cyclothymie, caractérisée par des phases alternées d'excitation et de dépression, qui, d'après certains médecins, serait une des causes les plus fréquentes du suicide. Les observations cliniques analysées par le Dr Charles Blondel, dans son livre sur la Conscience morbide, nous ont permis de comprendre un peu mieux la nature de ces troubles. C'est pourquoi nous avons examiné de nouveau la thèse psychiatrique. Tel est l'objet de notre dernier chapitre. Nous l'avons placé après toute l'étude statistique, et non avant, comme Durkheim, parce qu'il importait d'établir l'influence des facteurs sociaux avant de répondre à ceux qui la contestent.

Nous n'avons pas proposé dès le début une définition du suicide : dans une étude qui repose principalement sur des données statistiques officielles, nous étions bien obligés d'accepter les groupements de faits tels qu'ils nous étaient présentés. Il ne nous semble pas d'ailleurs que, malgré des recherches récentes et curieuses que nous avons signalées, il y ait lieu d'élargir cette définition de façon à y comprendre les tentatives. En revanche, il fallait examiner d'un peu près la valeur de ces chiffres. Notre chapitre sur les sources est court, trop court à notre gré. Tel quel, il apporte cependant un ensemble d'informations indispensables, et peut-être suffisantes pour qu'on nous suive avec sécurité.

On trouvera en annexe une bibliographie, où nous n'avons signalé que les ouvrages sur le suicide parus depuis le livre de Durkheim, dont nous nous sommes servis, non compris les publications officielles dont il est fait mention au cours de notre étude. Le livre de M. Bayet : le suicide et la morale, est à peu près le seul ouvrage français qui y soit mentionné. C'est un travail remarquable, très fortement documenté, et, bien que l'auteur y ait étudié uniquement, d'après le droit, la littérature, la presse, etc., comment a varié l'opinion sur le suicide dans les milieux populaires et cultivés, en France, depuis l'époque gallo-romaine, nous avons eu souvent l'occasion de nous y reporter.

Nous devons exprimer notre gratitude à tous ceux qui nous ont communiqué diverses publications statistiques récentes sur le suicide, en particulier à M. Niceforo, professeur à l'Université de Naples, à M. Corrado Gini, directeur de l'Institut central de statistique du Royaume d'Italie ; à M. le Dr Zdenèk Ullrich, de l'Université de Prague ; à M. J. R. Cowell, H. M. Stationery Office, à Londres; à M. Gernet, professeur à l'Université nationale de Moscou ; à M. Marcel Mauss, directeur à l'École des Hautes Études, à Paris ; à M. George Dumas, professeur à la Sorbonne ; et à M. Becker, chef de l'Office de statistique d'Alsace-Lorraine.


Notes:

Note 1. Durkheim, E., Le suicide étude de sociologie, Paris, 1897. (Retour à l'appel de note)
Note 2: Bayet (Albert), Le suicide et la morale, Paris, 1922, pp. 275 et 278. (Retour à l'appel de note)

Retour à l'appel de note Dernière mise à jour de cette page le lundi 26 mars 2007 15:30
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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