RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Des Latins du Nord ? L’identité culturelle québécoise dans le contexte panaméricain ” (2002)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de M. Victor Armony, sociologue, UQAM, “ Des Latins du Nord ? L’identité culturelle québécoise dans le contexte panaméricain ”. Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 43, no 1, janvier-avril 2002, pp. 19-48. [Autorisation accordée par l'auteur le 16 janvier 2004]

Introduction (*)

Depuis quelques années, un certain nombre d'initiatives gouvernementales témoignent d'un intérêt croissant pour le rôle actuel et potentiel du Québec dans l'espace des relations interaméricaines. Dans le cadre de l'interrogation sur l'«américanité» des Québécois, il s'avère nécessaire de déterminer leurs coordonnées culturelles vis-à-vis des autres collectivités du Nouveau Monde. Cet article porte sur les parallèles et les contrastes, sur le plan des valeurs collectives, entre la société québécoise contemporaine et les autres sociétés du continent. L'hypothèse est ici avancée que le Québec se situe culturellement entre l'Amérique du Nord - plus précisément l'Amérique de tradition anglo-saxonne - et l'Amérique latine.

Quelle est la place du Québec dans le contexte américain (ou « hémisphérique », pour employer le terme que les États-uniens tendent à privilégier en référence au continent (1))? Ce n'est que depuis quelques années que le Québec a découvert (ou redécouvert ?) son « américanité », son appartenance à cet ensemble de territoires et de peuples que l'on a appelé le Nouveau Monde et que l'on a pu décrire comme le lieu d'expérimentation des utopies modernistes de
l'Europe (2). Une telle prise de conscience des Québécois se manifeste autant sur le plan des idées - avancées et débattues dans plusieurs publications savantes et colloques universitaires récents (3) - que sur celui des actions politiques. En effet, il est possible de relever un certain nombre d'initiatives gouvernementales qui témoignent d'un intérêt croissant pour le rôle actuel et potentiel du Québec dans l'espace des relations interaméricaines (4). Bien sûr, dès que l'on songe à un cadre interaméricain, on se tourne vers l'autre Amérique, «l'Extrême-Occident» comme l'a caractérisée Alain Rouquié, cette vaste géographie où un demi-milliard de personnes qui partagent une identité culturelle vivent réparties dans une vingtaine de pays s'étalant du Rio Grande à la Terre de Feu.

L'Amérique latine, une région qui a longtemps été méconnue, sinon carrément ignorée, par les décideurs canadiens à cause de son blocage économique et son instabilité politique, est perçue aujourd'hui comme un partenaire incontournable dans la dynamique de mondialisation des marchés. On ne se le cache pas, là principale motivation des gouvernements est de favoriser les relations commerciales et financières en vue d'une éventuelle intégration continentale. Le Canada, depuis son adhésion à l'Organisation des États Américains en 1991, a clairement établi une stratégie visant à se positionner, face aux États-Unis, comme un pourvoyeur alternatif d'investissements, de technologie et d'expertise pour les marchés émergeants de l'Amérique latine (5). Le Québec, parfois même en concurrence avec le gouvernement fédéral canadien, poursuit les mêmes objectifs. Bref, à la faveur des processus de mondialisation et d'intégration régionale, le contexte
interaméricain - ce qui veut dire, dans la pratique, l'Amérique latine - devient une référence de plus en plus importante pour le Québec. Or, si le but ultime de ce rapprochement est surtout de nature économique, il n'en demeure pas moins que des projets comme la Conférence parlementaire des Amériques, mise sur pied par l'Assemblée nationale du Québec en 1997, et le Collège des Amériques, établi à Montréal en 1998 par l'Organisation universitaire interaméricaine, soulignent le potentiel qu'a la société québécoise de constituer un lieu de rencontre politique et culturel entre l'Amérique du Nord et l'Amérique latine.

C'est dans ce contexte que nous nous intéressons aux parallèles et aux contrastes que l'on peut établir, sur le plan des valeurs collectives, entre la société québécoise contemporaine et les autres sociétés du continent. Dans le cadre de l'interrogation sur l'américanité des Québécois, il s'avère en effet nécessaire de déterminer leurs coordonnées culturelles -on peut aussi dire, avec Yvan Lamonde (1999), leur «formule identitaire» - vis-à-vis des autres collectivités du Nouveau Monde. Nous allons nous pencher, dans cet article, sur l'hypothèse que le Québec se situe culturellement entre l'Amérique du Nord - plus précisément l'Amérique de tradition anglo-saxonne - et l'Amérique latine (6). Il est bien sûr impossible de «valider» ou d' invalider» une telle hypothèse qui relève, en grande partie, de l'opinion de chacun sur la possibilité de parler d'une quelconque «façon d'être québécois» (ou d'une «façon d'être latino-américain»). Nous croyons pourtant qu'il est important d'examiner l'intuition qui la sous-tend. Quoique fort présente dans l'imaginaire social, l'idée qu'il existe des affinités culturelles - soient-elles superficielles ou profondes - entre les Québécois et les Latino-Américains n'a mérité que très peu d'analyses sociologiques (7). Or, le Québec, avec toute sa complexité en tant que carrefour de cultures convergentes sous une identité francophone en Amérique du Nord et sensible à la question des rapports entre majorités et minorités, est en mesure de jouer un rôle actif dans l'établissement de liens solides avec l'Amérique latine, non seulement au niveau des relations intergouvernementales, mais aussi de la société civile. Cependant, il est essentiel d'identifier les points de contact sur lesquels il serait possible de développer un dialogue constructif, ainsi que les écarts significatifs qui relèvent des différences sur le plan de la culture publique.

Il est aisé de trouver dans le discours politique contemporain des références à un sentiment - certes diffus - d'affinité culturelle entre le Québec et l'Amérique latine: «Nous [les Québécois] sommes des Latins du Nord» (8); «nous [les Québécois] avons en outre à offrir notre condition de Latins du Nord. Pour les Latino-Américains, il est sans doute intéressant de venir discuter au Québec, où il règne une ambiance un peu plus latine qu'ailleurs en Amérique du Nord» (9). La condition de « latin » semble ainsi renvoyer à une «façon de voir les choses», à une «ambiance», donc à une sorte de d'arrière-plan anthropologique dont on prend rarement le temps d'expliquer le contenu. L'idée que les Québécois sont des «Latins du Nord» - une expression forgée par Marcel Rioux (1974) - est probablement utilisée par les politiciens d'aujourd'hui de façon purement opportuniste (un bon vendeur ne manquera pas de rappeler à son client que, après tout, «on est des cousins»). Pourtant, le fait qu'elle soit évoquée comme une évidence qui n'a pas a être justifiée indique qu'elle rejoint, ne serait-ce que de façon périphérique, la représentation identitaire des Québécois. Leur latinité découlerait, bien évidemment, de l'origine française. Mais au-delà de la langue et de l'attachement à un héritage culturel particulier (un certain type de goûts, de préférences dans le domaine de la cuisine, la mode, les loisirs, la consommation, etc.), peut-on parler d'une « vision du monde » colorée d'un caractère latin?

Mais, il faut d'abord se demander : qu'est-ce qui est proprement latin dans la culture latino-américaine [10)? En raison des avatars politiques des nations d'origine espagnole ou portugaise - guerres civiles, dictatures, révolutions - et de leur situation chronique de sous-développement et d'injustice sociale, il y a eu une tendance à mettre l'accent sur les déficiences de l'homo latinus. En fait, d'innombrables auteurs latino-américains se sont fait le devoir de répertorier les défauts de leur personnalité collective. Par exemple, l'écrivain mexicain Octavio Paz a dressé une liste accablante des traits saillants de la vie publique en Amérique latine: «[...] le désordre, la démagogie, les mythomanies, l'éloquence vide, le mensonge et ses masques, l'archaïsme dans les attitudes morales, le machisme, [...] l'intolérance en matière d'opinions, croyances et coutumes» (Paz, 1983, p. 163 ; traduction).
L'essayiste et journaliste chilien Ricardo Latcham décriait, quant à lui, le «culte des apparences», ainsi que « la soif d'ostentation, l'orgueil, la tendance à former des bandes et des clans...» (cité dans GARCIA-HUIDOBRO, 1998, p. 129 ; traduction). Est-ce bien le caractère latin qui est à la base -comme condition de possibilité ou comme cause directe - de ces tendances psychologiques et sociétales ? Comment distinguer les préjugés et les banalisations des traits véritables d'une «mentalité collective» donnée?

Lors d'un entretien avec Jorge Luis Borges, Jean de Milleret signalait à l'écrivain argentin que dans ses contes policiers on voit ressortir «la préférence créole pour ce qui n'est pas ordonné et contre tout ce qui nécessite un effort» (DE MILLERET, 1967, p. 206). Dans la même veine, de Milleret insistait également sur le fait que les personnages borgésiens, imbus de leur créolitude, «ne manifestent jamais une éthique; [...] ils sont fatalistes : ils acceptent d'être victimes » (DE MILLERET, 1967, p. 201). La condition créole renvoie, dans le contexte latino-américain, à l'identité profonde, authentique du fils du pays, connotant autant l'Européen né en Amérique que le Métis (11). Borges ne contredit pas son interlocuteur; mais il évoque ailleurs dans l'entrevue les qualités de «l'amitié espagnole, le courage espagnol, la loyauté espagnole» (DE MILLERET, 1967, p. 135), vertus morales souvent attribuées à l'esprit latin, moins individualiste et plus grégaire. Mais, au-delà de cette image quelque peu simpliste, il est important de rappeler ce qui est surtout vu comme le cœur - et la promesse -de l'identité latino-américaine: le pluralisme culturel, son immense potentiel intégrateur et créatif. L'écrivain mexicain Carlos Fuentes l'a exprimé dans ces termes :

Tout réductionniste porte atteinte à l'authenticité ibéro-américaine : méditerranéenne, indigène et africaine, mais surtout originellement métisse, incluante et non excluante. Encourager la multiplicité ethnique et culturelle jusqu'à ce qu'elle pénètre les institutions politiques et économiques, tel est à grands traits le projet de la modernité latino-américaine. (Carlos Fuentes, cité dans REMICHE-MARTYNOW et VALIER, 1993, p. 14.)

Il faut certes se méfier de toute prétention essentialiste: l'identité latino-américaine est hétérogène, complexe et changeante. Il est cependant possible de parler d'un «espace culturel latino-arnéricain, dans lequel cohabitent beaucoup d'identités» (GARCIA CANCLINI, 1999, p. 103). C'est justement la dynamique de mélange, hybridation, heurts et contradictions de multiples identités qui constitue l'une des particularités culturelles de l'Amérique latine. Mais, qu'est-ce qu'une culture? Marcel Rioux la définit comme « un ensemble de structures mentales et affectives dont les diverses classes et groupes d'une société sont porteurs» (Rioux, 1976, p. 237). Ces structures mentales, poursuit Rioux, «peuvent donner naissance à
différentes institutions et pratiques, tout en les imprégnant de leur spécificité. Dans les périodes de transition, les sociétés abandonnent certains traits culturels concrets pour en créer d'autres». Les institutions et les pratiques peuvent donc se transformer, ou même être abandonnées, sans que pour autant l'intégrité culturelle d'une société soit nécessairement compromise: les structures mentales et affectives demeurent essentiellement inchangées. Quelle est la nature de ces structures mentales et affectives? Suivant Octavio Paz, nous dirons qu'elles englobent «les arts érotiques et culinaires; danses et enterrements; courtoisie et malédictions; travail et loisirs; rituels et festivités; châtiments et récompenses; rapport aux morts et aux fantômes de nos rêves ; attitudes envers les femmes et les enfants, les vieillards et les étrangers, ennemis et alliés; l'éternité et le présent; l'ici et maintenant et l'au-delà» (PAZ, 1979, p. 137; traduction).

Si les politiciens québécois font valoir la latinité du Québec, C'est bien évidemment pour évoquer vaguement les stéréotypes positifs que l'on projette sur les Latino-Américains (chaleureux, joviaux, transgresseurs, généreux) et non pas les stéréotypes négatifs (fatalistes, je-m'en-fichistes, désordonnés, autoritaires). Mais, au-delà des apparences et des aspects folkloriques, existe-t-il une convergence quelconque sur le plan des « structures mentales et affectives » entre les latins du Nord et du Sud des Amériques? Peut-on identifier des points de contact sur la base de l'énumération que fait Paz ? La question de l'identité québécoise contemporaine est déjà d'une grande complexité. Une fois que les repères de l'identité canadienne-française se sont écroulés - familisme, religiosité, localisme -, les Québécois se sont attachés à leur langue, à leurs institutions publiques et à la conviction de constituer une communauté distincte. Mais, «partagent-ils une certaine mentalité, certaines attitudes, certaines valeurs qui les distinguent de leurs voisins canadiens et américains?» (LEMAIRE, 1993, p. 34). Dans les pages qui suivent, nous nous pencherons sur cette question et, plus particulièrement, sur l'hypothèse que la distinction québécoise réside, en partie, dans son caractère latin. Ensuite nous examinerons des données tirées d'une enquête sur les valeurs des citoyens de plusieurs pays. En nous centrant sur les valeurs à la base de la culture publique, nous contrastons les résultats obtenus au Québec, au Canada anglais, aux États-Unis, au Mexique, au Brésil, au Chili et en Argentine. Cette analyse permettra d'observer de façon empirique l'écart, sur le plan des valeurs civiques, entre la société québécoise et les autres sociétés du continent. Nous proposerons en conclusion quelques pistes de réflexion au sujet de la «compatibilité» culturelle entre le Québec et l'Amérique latine dans le cadre d'une éventuelle intégration panaméricaine.

Notes:

* L'auteur tient à remercier les deux lecteurs ou lectrices anonymes dont les remarques ont servi à améliorer le texte. La recherche à la base de ce travail a reçu l'appui financier du CRSH (Conseil de recherches en sciences humaines du Canada) et du F.C.A.R. (Fonds de formation et d'aide à la recherche du Québec).

1. Il est important de rappeler que les Latino-Américains se considèrent eux-mêmes des « Américains » - en référence au continent, l'Amérique -, alors qu'ils réservent le terme « Nord-Américains » pour désigner les États-uniens (et parfois les Canadiens aussi).

2. La notion d'américanité entraîne la « déification et réification de la nouveauté (newness), celle-ci étant un dérivé de la foi dans la science, laquelle est le pilier de la modernité » (QUIJANO et WALLERSTEIN, 1992 ; traduction).

3. Parmi les activités récentes dans ce domaine, nous pensons, entre autres, au Symposium sur l'américanité du Québec, organisé par Guy Lachapelle et Louis Balthazar (tenu à l'Université Laval en mai 1998), aux travaux du Groupe de recherche sur l'américanité (GRAM), dont certains résultats ont été publiés dans le journal Le Devoir les 14, 15 et 16 juillet 1998, ainsi qu'aux importantes études comparatives réalisées par Gérard Bouchard et Yvan Lamonde à l'institut interuniversitaire de recherche sur les populations (IREP).

4. Mentionnons, en guise d'exemple, le programme « Décennie québécoise des Amériques » du ministère de l'Industrie et du Commerce, la récente Mission Québec en Argentine et au Chili (mai 2000) et l'ouverture d'un Bureau du Québec à Buenos Aires en 1998. En ce sens, le fait que la page officielle du gouvernement du Québec sur l'internet soit trilingue (français, anglais et espagnol) est un geste évident d'ouverture vers l'Amérique latine.

5. Le Canada est l'un des plus actifs promoteurs du projet de création d'une zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA). Dans le but de se donner un plus haut profil dans le processus d'intégration panaméricaine, le Canada a été l'hôte de l'Assemblée générale de l'OEA (Windsor, juin 2000) et du troisième Sommet présidentiel des Amériques (Québec, avril 2001),

6. Michel Chevalier, économiste et conseiller de Napoléon III, avançait au milieu du dix-neuvième siècle la thèse de l'existence de trois mondes culturels en Europe : le monde slave, le monde anglo-saxon et le monde latin. L'Amérique, vue comme création européenne, se divisait nettement, selon Chevalier, en une Amérique anglo-saxonne et une Amérique latine. C'est là l'origine, non seulement du terme « Amérique latine », mais aussi de l'idée d'une « latino-américanité » culturelle (AVILA, 1998).

7. C'est surtout dans le parler quotidien que l'on voit circuler cette idée. Un publicitaire qui s'est penché sur les «cordes sensibles» des Québécois - cela avec plus d'inspiration que de méthode - pouvait écrire: «Paradoxalement, le Québécois est un latin-nordique, “les pieds froids et la tête chaude”» (cité dans : BOUCHARD, 1978, p. 48).

8. Allocution du premier ministre du Québec, Bernard Landry, à l'occasion d'une réception de bienvenue offerte aux représentants du Sommet des peuples des Amériques, Québec, 16 avril 2001.

9. Jean-Pierre Charbonneau, président de l'Assemblée nationale du Québec, cité dans Forces, no 117, 1997.

10. L'Amérique latine n'est certainement pas un tout homogène. Il s'agit d'un ensemble de pays qui partagent une langue - à l'exception du Brésil -, une religion majoritaire et des origines historiques dans la colonisation ibérique. Cependant, il ne faut pas tomber dans le piège d'une simplification excessive. La région recouvre une très grande diversité, soit-elle au niveau de la composition ethnique de la population, du degré d'urbanisation et d'industrialisation, du type d'environnement (climat, ressources, topographie) ou de la structure politique et sociale.

11. Il faut dire que parfois ces autocritiques sont traversées par des enjeux de classe, voire d'ethnicité. Les intellectuels, très souvent de classe moyenne ou supérieure et d'origine européenne, ont tendance à s'attaquer aux traits du « peuple », celui-ci étant formé des classes populaires, avec une présence amérindienne ou métisse.

Retour au texte de l'auteur:M. Victor Armony, sociologue, UQAM. Dernière mise à jour de cette page le Dimanche 18 janvier 2004 15:47
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref