RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Classes sociales et stratification”. (1968)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article du professeur Rodolfo Stavenhagen, “Classes sociales et stratification”. Un article publié dans la revue l'Homme et la société, revue internationale de recherche et de synthèses sociologiques, no 8, avril-juin 1968, pp. 201 à 211. Paris: Éditions Anthropos. [Autorisation accordée par courrier électronique par le professeur Stavenhagen le 9 juillet 2003].

Rodolfo Stavenhagen,

Classes sociales et stratification”.

Un article publié dans la revue l'Homme et la société, revue internationale de recherche et de synthèses sociologiques, no 8, avril-juin 1968, pp. 201 à 211. Paris: Éditions Anthropos.

Introduction
L'analyse des structures de classes et des stratifications est un instrument méthodologique qui a été développé par les sociologues des pays occidentaux dans l'étude de leurs propres sociétés. Peu systématiques ont été les efforts pour appliquer ces concepts à l'étude des sociétés non occidentales et des pays sous-développés. D'autre part, même dans les pays industrialisés, l'analyse des classes s'est souvent limitée au cadre social industriel et urbain. Les études de classes rurales sont peu nombreuses, par rapport aux ouvrages traitant de la société industrielle. On les trouve principalement dans la littérature marxiste.

Avant de procéder à l'étude des classes sociales dans les sociétés agraires des pays sous-développés il conviendra d'analyser brièvement les problèmes méthodologiques et théoriques auxquels se heurtent les chercheurs dans ce domaine, surtout en ce qui concerne la confusion très généralisée entre classes sociales et stratification.

La stratification sociale.

Par stratification sociale on entend généralement le processus par lequel des individus, des familles ou des groupes sociaux sont rangés hiérarchiquement sur une échelle les uns aux échelons supérieurs, les autres aux échelons inférieurs. Cette conception pose plusieurs problèmes.


1. D'après Davis et Moore (note 1), les stratifications sont universelles et elles consistent dans la distribution inégale des droits et des obligations dans une société. La société a besoin de situer les individus dans la structure sociale et de leur donner des motivations pour remplir certains rôles sociaux. La base de cette motivation s'explique par le. prestige qu'ont les diverses positions dans la société et les personnes qui occupent ces positions. Les stratifications s'établiraient donc sur la base du prestige des différentes positions sociales. Mais à partir de quels critères mesurer le prestige de chacune de ces positions ? Il y a quatre possibilités : a) l'opinion du chercheur ; b) l'opinion d'un individu sur lui-même ; c) l'opinion d'un individu sur la position des autres ; ou bien, d) l'acceptation unanime des positions par toute la société. Les difficultés inhérentes à ces démarches sont faciles à voir. Par exemple, l'école de W. Lloyd Warner qui a étudié la stratification d'une communauté américaine et qui a pu établir son fameux schéma des cinq classes sociales, a été critiqué à diverses reprises justement parce qu'elle n'arrive pas à faire la distinction entre ces différents aspects du « prestige » comme base de la stratification. Warner recourt tantôt à sa propre opinion du prestige de certaines positions sociales, tantôt a l'opinion de certains de ces informateurs à l'égard du prestige des autres. Parfois il combine ces critères avec des indices objectifs. Alain Touraine, entre autres, a montré les limitations de cette orientation (note 2).


2. Si l'on accepte - avec la plupart des auteurs - que la stratification repose sur des bases objectives réelles, et non pas seulement sur une conception subjective, alors le problème est de savoir quels sont les critères sur lesquels elle s'établit. Là encore les différents auteurs ne sont nullement d'accord. Davis et Moore signalent l'existence de deux facteurs qui détermineraient le rang des différentes positions dans la société : leur importance pour la société, c'est-à-dire leur fonction, et l'entraînement ou le talent nécessaire pour les occuper. Dans les enquêtes empiriques qui ont été entreprises dans divers pays, ce sont généralement les critères suivants qui ont été retenus comme les indices propres à l'établissement des systèmes de rang : l'éducation, la richesse, l'origine du revenu, le montant du revenu, l'occupation, l'aire géographique de la résidence, la race ou l'ethnie, et d'autres critères secondaires. L'école de Warner emploie plusieurs de ces critères, outre les évaluations des informateurs et des chercheurs, pour établir la position des personnes dans la société. La grande majorité des études sur la stratification dans tous les pays se basent sur ces critères, qu'ils soient pris individuellement ou en combinaison. Par rapport à chacun de ces critères il est possible d'établir un système de rangs, c'est-à-dire une stratification. Mais il est évident qu'une stratification sociale basée seulement sur un de ces critères (le montant du revenu ou l'occupation, par exemple) ne saurait correspondre à une réalité sociale complexe. C'est pourquoi il est devenu de plus en plus courant d'élaborer des indices multiples par des calculs statistiques et de parler de systèmes multi-stratifiés.

Losqu'on considère les différents critères de la stratification, il est nécessaire de distinguer nettement entre ceux qui sont quantitatifs et qui peuvent être représentés par des gradations ou des courbes (tels que le montant des revenus à l'éducation), et ceux qui sont qualitatifs (tels que la possession ou la non-possession de certains biens, le caractère du travail - manuel, intellectuel -l'accomplissement de fonctions directrices ou subalternes, la position des différents groupes raciaux ou ethniques dans les sociétés où il y a des minorités, etc.).

Il y a encore un problème important concernant les critères de la stratification, c'est la délimitation de l'univers social dans lequel tel ou tel système de stratification serait valable. Le système de stratification idéal serait celui qui serait applicable à une société tout entière. Mais peu d'auteurs ont essayé d'établir des systèmes généraux de ce genre. Les études empiriques prennent généralement comme univers une communauté déterminée. Cependant les communautés ne sont pas représentatives de la société en général, ce qui fait (lue leurs schémas ne sont plus valables si l'on cherche à les appliquer à des cas généraux (note 3). En fait, considérée comme un tout, la société-nation n'est en général pas une véritable unité en ce qui concerne la stratification ; on devrait distinguer au moins deux secteurs régionaux ayant chacun son système de stratification propre, le secteur rural et le secteur urbain (note 4).


3. Le troisième problème que nous devons nous poser est de savoir quelle est l'unité d'un système de stratification : l'individu ou le groupe social ? C'est l'un des problèmes fondamentaux de la stratification parce qu'il reflète toute la différence qu'il y a entre la description taxonomique et l'analyse structurelle de la société. La position d'un individu dans un système de stratification comme résultat d'une série d'attributs individuels, est généralement considérée comme son statut social (note 5). C'est pourquoi l'étude de la stratification se transforme si souvent en une recherche des statuts individuels, et que pour cette même raison on parle fréquemment de systèmes de statuts, au lieu de systèmes de stratification.

Cependant, certaines recherches sur la stratification font état non pas d'une échelle de statuts individuels, mais de l'existence objective d'une série hiérarchisée de catégories sociales plus ou moins homogènes. Les individus appartenant à ces catégories auraient en commun la possession d'un certain nombre de critères pris comme indices de la position sociale. Ces catégories ou groupements « discrets » sont appelés strates ou couches ou bien encore, et c'est là la source majeure de la confusion, classes. Il ne s'agit, généralement, que de catégories statistiques (par exemple, une série de personnes ayant en commun un nombre déterminé de caractéristiques mesurables, c'est-à-dire un statut commun) ou bien de groupements de personnes caractérisées par un comportement semblable ou par des attitudes et des opinions communes ou encore par un certain degré d'association mutuelle. Dans la presque totalité de la littérature sociologique contemporaine, le concept de classes sociales a cette signification de groupements « discrets », hiérarchisés, dans un système de stratification.

Le fait de considérer les classes comme de simples strates ou couches statistiques hiérarchisées a permis l'élaboration d'un nombre indéfini de schémas à deux, trois, quatre ou cinq parties, dont les extrêmes sont toujours les classes dites « supérieures » et « inférieures », et dans, lesquels abondent les classes ou couches « moyennes ». La plupart des chercheurs américains ont trouvé aux États-Unis l'existence de cinq classes, d'autres parlent d'un système de quatre classes ; les plus orthodoxes, y compris la plupart des chercheurs latino-américains (note 6) se contentent du schéma aristotélicien de trois classes sociales.

En dernière analyse, le système de stratification va dépendre des indicateurs employés. Il sera représenté, soit par un continuum de statuts individuels sans coupures ni divisions déterminées, soit par une hiérarchie de catégories discrètes et délimitées.


4. Il reste à voir quelles sont les relations entre la stratification et la structure sociale. Plusieurs sociologues prennent comme point de départ la distinction qu'a faite Weber (note 7) entre trois dimensions de la société : la classe comme dimension économique, le statut ou état (Stand) comme dimension sociale et le pouvoir comme dimension politique, pour affirmer que la société comprend trois systèmes de stratification bien distincts, correspondant à chacune de ces dimensions. La classe, basée sur la dimension économique, ne serait qu'un aspect en train de perdre, selon T. H. Marshall (note 8), de son importance dans la société moderne au profit du statut comme élément primordial de la stratification sociale.

Les divers schémas des stratifications (contenant des classes - ou statuts - supérieures, inférieures et moyennes, avec toutes leurs variations) ne relèveront de la structure sociale que si l'on prend en considération d'autres facteurs externes aux stratifications elles-mêmes. C'est pourquoi la critique principale que l'on fait généralement aux schémas de la stratification, c'est qu'ils ne dépassent pas le niveau de l'expérience (note 9), qu'ils consistent en simples descriptions statiques (note 10), qui aboutissent a des stéréotypes et non à la compréhension des structures (note 11). Marshall affirme qu'il faut une analyse dynamique, des tensions et ajustements, des processus. Lipset et Bendix demandent l'emploi d'une perspective historique, pour une analyse qui comprendrait surtout le facteur de processus et de changement social. Pour que le phénomène de la stratification prenne cet aspect dynamique et structurel, il faut qu'il soit lié à une analyse de la structure des classes sociales, telle que nous allons l'étudier ensuite.

La mobilité sociale.

Cependant, avant d'examiner ce problème, il faut encore. mentionner un trait important qui passe parfois pour l'analyse « dynamique » dans l'étude de la stratification. Il s'agit des études sur la mobilité sociale qui occupent une place de premier ordre dans ce champ de recherches. La mobilité sociale implique « un mouvement significatif dans la position économique, sociale et politique d'un individu ou d'une strate » (note 12). Cependant, c'est la mobilité individuelle qui est étudiée le plus souvent, car les changements dans la position relative des strates relèvent plutôt, comme le signale Touraine (note 13), de l'évolution sociale qui ne saurait être confondue avec la mobilité. Les études sur la mobilité ont pour base le fait que les systèmes de stratification du monde moderne ne sont pas rigides, et qu'ils permettent le passage d'un individu d'un statut ou d'une « classe » à l'autre. La mobilité sociale telle qu'on l'entend dans le domaine de la stratification est une mobilité verticale, ascendante ou descendante. Les chercheurs voient surtout dans les changements de profession le point de départ de la mobilité sociale.

La prolifération des études sur la mobilité, surtout dans la sociologie américaine, est liée à certaines considérations théoriques qu'il est nécessaire de signaler brièvement :


a) Lipset et Zetterberg (note 14) signalent deux types de mobilité sociale l'offre de statuts vides (« le vide démographique » des classes supérieures), et l'échange de rang (pour chaque mouvement vers le haut, il y en a un autre vers le bas). Dans la pratique, les études sur la mobilité n'ont pour objet, généralement, que la mobilité ascendante, et ignorent le mouvement inverse. Ceci contribue à donner une vue fausse de la réalité sociale ;

b) La plupart des études sur la mobilité ont une tendance nettement psychologique, lorsqu'elles traitent des problèmes de motivation, d'attitudes, de conscience de classe, etc., de l'individu mobile et qu'elles ignorent les conditions sociales et économiques propres au phénomène de la mobilité. À cet égard, elles ne contribuent que peu à l'étude des structures sociales ;

c) Ces études ont fait penser que les États-Unis constituent une société hautement mobile. Mais il a été signalé récemment (note 15) que cette société est beaucoup moins mobile qu'on ne l'avait imaginé, et moins que certaines sociétés de l'Europe occidentale. En général, on prétend que la mobilité accrue de la société industrielle occidentale depuis le XIXe siècle est cause de la disparition des antagonismes entre les classes dans ces sociétés, et qu'elle rend caducs les « vieux » concepts de classe (c'est-à-dire la théorie marxiste) (note 16);

d) En général, on ne saurait sous-estimer les tendances politiques des études sur la mobilité sociale. Van Heek (note 17) dit qu'elles sont et doivent être policy oriented. Beaucoup de ces études ont pour objet de montrer que la société occidentale est éga1itaire (il y aurait une égalité mathématique des chances pour les individus de monter dans l'échelle sociale), que le « passage » S'une classe à une autre a remplacé les « conflits » entre les classes, etc. Cet aspect du concept de la mobilité a été critiqué à maintes reprises (note 18).

La mobilité sociale est un fait important dans toutes les sociétés. Elle est surtout intéressante si on l'étudie par rapport aux structures du pouvoir, au comportement politique et en relation avec les changements des structures sociales. Mais elle ne saurait se substituer aux études sur la structure de classes, et ne peut pas être prise, isolément, comme un indice de modifications déterminées dans la structure de classes, comme le prétendent certains sociologues.

Les classes sociales.

Nous avons vu que les strates dans un système de stratification sont communément appelées « classes ». Mais ce concept de « classe » en tant que strate n'a qu'un faible rapport avec le concept de « classe » tel que nous allons le discuter ici. Cependant, malgré les efforts qui ont été faits par divers auteurs on ne dispose pas encore d'une définition univoque et généralement acceptée des classes sociales (note 19).

La plupart des auteurs pour qui une structure de classes n'est pas une simple stratification trouvent leur inspiration dans les oeuvres de Marx et de l'école marxiste, et on peut difficilement parier des classes sans s'y rapporter. On sait que dans les oeuvres de Marx on ne trouve pas une définition exhaustive de « classe » mais, au contraire, plusieurs interprétations du phénomène. Raymond Aron signale, chez Marx, trois concepts différents de « classes », qui ne sont d'ailleurs pas incompatibles entre eux : le concept historique, le concept économique et le concept philosophique qui se trouveraient, respectivement, dans les analyses historiques de Marx, dans Le Capital, et dans ses oeuvres de jeunesse (note 20). Nombreux sont les exposés critiques de la conception marxiste de la classe (note 21). Ils dégagent tous les aspects essentiels concernant l'approche qu'on pourrait appeler structurelle-fonctionnelle et dynamique. Cette approche comporte plusieurs ordres de problèmes.

1. Tandis que les strates (« couches », « classes », dans le cadre d'une stratification), sont des catégories descriptives, statiques, comme nous l'avons vu, les classes sociales, d'après la conception que nous essayons de présenter ici, sont des catégories analytiques. On pourrait dire qu'elles sont une partie de la structure sociale, avec laquelle elles ont des relations précises ; leur étude mène à la connaissance des agencements sociaux et des dynamismes sociaux. Elles permettent de passer de la description à l'explication dans l'étude des sociétés. Le concept de classe prend toute sa valeur dans le cadre d'une théorie de classes, fait sur lequel insistent Dahrendorf et Gurvitch.

2. La classe sociale est aussi, et surtout, une catégorie historique. Cela signifie que les classes sont liées à l'évolution et au développement de la société. Elles se trouvent dans des structures sociales données par l'histoire. Les différentes classes existent dans des formations socio-économiques spécifiques. C'est pourquoi nous pouvons difficilement accepter qu'on parle de classes supérieures, moyennes et inférieures dans toutes les sociétés et dans tous les temps (comme le font les sociologues de l'école de la stratification). Les classes ont un contenu sociologique spécifique; cela ressort de l'analyse des catégories sociales déterminées qui peuvent être décrites en termes précis. C'est ce que fait Marx dans ses analyses, lorsqu'il parle du « prolétariat », de la « petite bourgeoisie », etc., termes qui ont une valeur et un contenu concrets.

Les classes ne sont pas figées dans le temps : elles se forment, se développent, se modifient, au fur et à mesure que se transforme la société. Elles représentent les contradictions principales de la société ; elles en sont le résultat et elles développent, à leur tour, ces contradictions. Il y a donc entre les classes et la société en général, et entre les classes elles-mêmes, un mouvement dialectique constant, dont seule la recherche empirique concrète peut rendre compte. On eut aussi considérer les classes comme les acteurs de la transformation £es structures sociales; elles sont partie intégrante du dynamisme de la société et sont poussées, en même temps, par leur propre dynamisme interne (note 22). Dahrendorf dit, à cet égard : « Les classes sont des groupements d'intérêt qui surgissent de certaines conditions structurelles, qui interviennent comme telles dans les conflits sociaux et contribuent aux transformations des structures sociales (note 23). »

3. L'aspect principal des classes sociales que l'on doit signaler est celui-ci : il n'existe pas de classes prises isolément, mais seulement des systèmes de classes. Les classes n'existent que les unes par rapport aux autres. Ce qui définit les classes et les distingue les unes des autres ce sont les relations qui s'établissent entre elles ; une classe ne peut exister qu'en fonction d'une autre. Or ces relations sont des relations d'opposition, d'antagonisme, car dans des formations socio-économiques données, on trouve es classes opposées les unes aux autres. Ces oppositions sont le résultat des positions différentielles qu'elles occupent dans la structure sociale, et des intérêts objectifs de classe qui découlent de ces positions. Les positions différencielles que les classes occupent dans la structure sociale se manifestent dans l'accès différentiel qu'elles ont au pouvoir politique de la société. D'après la position qu'elles occupent par rapport au pouvoir politique, les classes ainsi opposées peuvent être considérées comme des classes dominantes ou des classes dominées.

S. Ossowski a montré comment prédomine chez Marx la vision dichotomique des classes en opposition. Mais il signale aussi que ce n'est là qu'un des aspects de la classe sociale chez Marx, et qu'elle ne s'oppose nullement à des schémas beaucoup plus complexes, par exemple à ceux de ses analyses historiques note 24).

En effet, outre la division générale de la société en une classe dominante et une classe dominée, on voit aussi des couples de classes opposées. Il faut ajouter à ceci le problème des groupements sociaux intermédiaires (selon les différents schémas de classification), qui ne sont généralement que. des couches et des strates, mais non pas des classes, comme nous les envisageons.

4. Le problème qui a le plus divisé et opposé les divers courants sociologiques est celui des critères qui servent à la distinction des classes sociales. Depuis la distinction weberienne de la dimension économique, politique et sociale, certains sociologues n'ont voulu reconnaître dans le concept de la classe qu'une base économique, et c'est généralement l'intention que l'on a prêtée au marxisme (note 25). Pour certains savants, les similarités culturelles, mentales, morales et de comportement entre les membres d'une classe sociale sont dues à la base objective des positions similaires sur le plan des occupations, de l'économie, du droit de leurs membres (Sorokin). D’autres, soucieux de vider le concept de classe de son contenu économique, n'y voient que la base politique (prise dans son sens large, de relations de pouvoir) (Dahrendorf).

La position marxiste sur ce sujet a été le plus nettement exprimée par Lénine. « On appelle classes, écrit-il, de vastes groupes d'hommes, qui le distinguent par la place qu'ils tiennent dans un système historiquement défini de la production sociale, par leur rapport (la plupart du temps fixé et consacré par la loi) aux moyens de production, par leur rôle dans l'organisation sociale du travail et donc, par les moyens d'obtention et la grandeur de la part des richesses publiques dont ils disent. Les classes sont des groupes d'hommes dont l'un peut s'approprie travail de l'autre, par suite de la différence de la place qu'ils tiennent dans un régime déterminé de l'économie sociale (note 26). » Cette définition ne comprend pas toutes les nuances ni toutes les implications du concept de classe dans la littérature marxiste, mais elle montre quelle est, pour le marxisme, la base économique de la constitution des classes sociales : le rapport aux moyens de production. Il ne s'agit pas seulement, selon la définition de Lénine, de classer les individus, de distinguer ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas les moyens de production, ou ceux qui travaillent et ceux qui ne travaillent pas, etc. Ces distinctions, qui ont été reprises ailleurs, ne sont qu'une partie de la conception générale de la classe. Ce qui importe, c'est que ces distinctions se font au sein d'un système économique donné dans lequel des classes en opposition (dominantes-dominées) sont aussi complémentaires et sont dialectiquement liées entre elles puisqu'elles sont partie intégrante du fonctionnement d'un tout (exploiteurs-exploités) note 27).

5. Les oppositions entre les classes ne sont pas seulement verbales, elles se manifestent à tous les niveaux de l'action sociale, dans les conflits et les luttes de classes, surtout dans les domaines économiques et politiques. Les classes ne sont donc pas seulement des groupements structurels de la société, mais deviennent des groupements d'intérêts (note 28) conscients d'eux-mêmes, qui ont tendance à s'organiser en vue de l'action politique pour la conquête du pouvoir de l'État. C'est ainsi qu'une « classe en elle-même », groupement dont la position spécifique dans l'ordre social et économique lui donne des intérêts objectifs « latents » devient une « classe pour elle-même » en tant que « classe politique, ... groupe de pouvoir qui tend à s'organiser pour le conflit » (note 29), dont les intérêts sont devenus « manifestes » (note 30). Ce passage est le résultat de la prise de conscience de classe. Les difficultés du problème de la prise de conscience de classe et de la signification même de cette « conscience de classe » ont été démontrées par Gurvitch (note 31). Il s'agit d'un des problèmes les plus importants de cette conception de la classe sociale comme groupement d'action politique en puissance. Mais la conscience de classe ne surgit pas automatiquement de la « situation de classe » et tout groupement organisé pour le conflit politique (partis, et autres) ne repose pas nécessairement sur une classe. Les relations spécifiques qu'il y a entre la place qu'une classe tient dans un régime déterminé de l'économie sociale, selon la formule de Lénine, et son action politique consciente visant soit à la transformation radicale des structures sociales soit au maintien des structures existantes, varient selon les circonstances particulières.

6. Les luttes et les conflits entre les classes sont l'expression des contradictions internes des systèmes socio-économiques donnés. La contradiction principale, qui anime en premier lieu les luttes de classes, c'est la contradiction entre les forces productives et les rapports de production. Il existe d'autres contradictions dans les sociétés, mais celle-ci est la cause des antagonismes principaux entre les classes opposées. La classe dominante et Li classe dominée représentent, l'une, les rapports de production établis dans la société, et l'autre, les forces productives nouvelles qui tôt ou tard entreront en contradiction avec ce système de rapports. C'est ainsi que Marx et Engels ont pu dire que l'histoire de l'humanité a été l'histoire des luttes de classes. Car les transformations structurelles des sociétés signifient l'élimination des relations de production qui ne correspondent plus aux forces de production en développement et leur remplacement par d'autres. Et ceci signifie le remplacement d'une classe au pouvoir par une autre. Une classe ascendante, montante, est celle qui correspond aux forces productives en développement ; la même classe, après la conquête du pouvoir, se fige dans un nouveau système de rapports de production, créé par elle, et entre en contradiction avec de nouvelles forces de production, déclenchées par sa propre prise du pouvoir. C'est le processus dialectique de l'évolution et du développement de la société et des classes en opposition, nuancé et modifié à chaque tournant de l'histoire par d'autres facteurs politiques et sociaux. Ainsi, une certaine classe est toujours liée a une structure socio-économique donnée ; et des transformations dans le caractère même de la classe accompagnent tout changement structurel de la société.

Le pouvoir de l'État reflète toujours le rapport existant, à une époque donnée, entre les classes de la société. Bien que l'État représente, théoriquement, les intérêts de la classe dominante, en pratique il peut exprimer, parfois, des compromis entre différentes classes ou fractions de classes. Mais tant qu'il y aura des contradictions entre les forces de production et les relations de production dans la société, c'est-à-dire entre les classes sociales, la lutte politique des classes aura pour but le contrôle du pouvoir de l'État.

Les relations
entre la structure des classes sociales
et la stratification.


Étant donné que les oppositions de classes dans la société sont des oppositions asymétriques, qu'en face de ceux qui ont le pouvoir, les moyens de production, la richesse, il y a ceux qui ne les ont pas, que ceux qui ne travaillent pas avec leurs moyens de production les font travailler par d'autres, bref, que les uns sont « en haut » et les autres « en bas » ; étant donné tous ces facteurs il est facile de voir que les différentes positions occupées par les classes dans la société représentent effectivement une stratification. Mais il ne s'agit certainement pas d'un continuum à l'américaine ni d'une « glace napolitaine », selon d'un sociologue britannique. Les hiérarchies ainsi formées groupent dans leurs extrémités les classes ou les blocs de classes en opposition, et au milieu les couches ou strates intermédiaires. Mais on aurait tort de croire que ceci peut être réduit à un seul schéma universellement valable. Notre hypothèse est que les caractéristiques spécifiques de chaque système de stratification dépendent étroitement du contenu spécifique des rapports et des oppositions de classes sous-jacents.

Il y a des stratifications qui, à première vue, ne reposent pas sur les rapports de classes. Ainsi, par exemple, les catégories occupationnelles de prestige ou certaines hiérarchies basées sur l'appartenance raciale ou ethnique, dans les sociétés multi-ethniques. Mais nous pensons que ces stratifications ont leur origine dans une situation de classe et ne peuvent être comprises vraiment que par rapport à celle-ci. Ainsi, la position de l'ouvrier industriel sur une échelle de prestige tire son origine de la situation objective du prolétariat aux débuts du capitalisme industriel, et cette position se trouve encore enracinée dans le système des valeurs de la société actuelle, malgré les changements intervenus dans la situation du prolétariat depuis lors. De même, la discrimination du Noir aux États-Unis, même si elle est coupée de toute implication économique (ce qui n'est d'ailleurs pas du tout le cas, surtout dans le Sud), tire son origine aussi bien de l'esclavage que du développement du capitalisme industriel aux États-Unis après l'abolition de l'esclavage. Elle repose donc, nettement au départ sur une situation de classe qui, clans une grande mesure, se prolonge encore jusqu'à nos jours (note 32).

À notre avis, les stratifications représentent dans la plupart des cas des fixations ou projections sociales, parfois même juridiques, et en tout cas, psychologiques, de certains rapports sociaux de production représentés par les rapports de classes. Dans ces fixations sociales, d'autres facteurs secondaires et accessoires interviennent (par exemple religieux ethniques), qui renforcent la stratification et qui, en même temps, ont la fonction sociologique de la « libérer » de ses attaches avec sa base économique, c'est-à-dire de lui donner une existence autonome (note 33). Comme tous les phénomènes de la superstructure sociale, celui-ci acquiert une dynamique propre, ou plutôt, une inertie propre, qui maintient la stratification, même lorsque les conditions dont elle est issue au départ ont été modifiées. Au fur et à mesure que les rapports de classes se modifient, du fait même de la dynamique des oppositions de classes, des luttes et des conflits de classes, les stratifications deviennent en quelque sorte des restes fossilés de rapports de classes dont elles sont issues. Elles peuvent donc ne plus correspondre à ceux-ci, et même entrer en contradiction avec eux, particulièrement lors d'un bouleversement révolutionnaire des rapports de classes. C'est pourquoi certains types de stratification n'ont, apparemment, aucun rapport avec leur base économique ; par exemple, une certaine stratification sociale établie autour de l'aristocratie dans divers monarchies de l'Europe, et les vestiges d'une stratification ethnique, correspondant à l'époque coloniale, dans certains pays d'Amérique latine.

Il ressort de ce qui vient d'être dit, que les stratifications, en tant que phénomènes de la superstructure, étant le produit de certains rapports de classes, agissent, à leur tour, sur ces rapports. Elles n'en sont donc pas seulement le reflet passif. En établissant des catégories intermédiaires, elles servent surtout à réduire les oppositions les plus aiguës qui pourraient exister entre leurs strates polarisées, en tant que classes. Dans les systèmes de stratification permettant la mobilité sociale entre les strates, celle-ci a la double fonction de rendre moins aiguës les oppositions de classes et de renforcer la stratification elle-même. On voit donc que la stratification joue un rôle éminemment conservateur dans la société, tandis que les oppositions et les conflits de classes sont d'ordre dynamique, par excellence.

La stratification sociale, tout en divisant la société en plusieurs groupements sociaux, a surtout une fonction d'intégration sociale et de consolidation des structures socio-économiques déterminées. Les divisions principales des sociétés ne sont pas celles de la stratification, mais celles des oppositions des classes. On peut parler des intérêts des strates de la même façon qu'on peut parler des intérêts des classes. Ainsi, on peut dire que toute stratification sert les intérêts de la strate supérieure. Mais il n'en suit pas que toute stratification sert les intérêts de la classe dominante d'une société Au contraire, seuls certains types spécifiques de stratification servent aux intérêts de la classe dominante. La classe dominante et la strate supérieure peuvent ne pas être identiques ; c'est le cas lorsque les rapports entre les classes ont débordé le cadre des stratifications fixées dans la société. Il semble bien que les deux types de groupements peuvent coexister pendant un certain temps et se recouper dans la structure sociale, selon les circonstances historiques particulières. Mais tôt ou tard se développera un nouveau système de stratification, correspondant mieux à la structure des classes existantes. Ainsi serait expliquée la coexistence de multiples systèmes de stratification dans une société, tandis qu'une seule structure de classes est possible dans le cadre d'un système socio-économique quelconque.

Les classes sont incompatibles entre elles, comme l'affirme Gurvitch, mais les strates des différents systèmes de stratification ne le sont pas. Si les stratifications représentent des systèmes de valeurs acceptées par la société, les oppositions entre les classes, en revanche, créent des systèmes de valeurs en conflit. Les contradictions qui peuvent donc se produire, entre un système de stratification et une structure de classes, impliquent aussi des conflits multiples entre des systèmes de valeurs (note 34).

Centre de recherches agraires, Mexico.

Notes :

(1) Davis, K. et W. Moore : « Some Principles of Social Stratification », American Sociological Review, Vol. 10, no 2, 1945.
(2) Touraine, Alain : « Classe sociale et statut socio-économique » in Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. XI, 1951.

(3) L'anthropologue W. Goldschmidt fait cette critique à l'égard de l'école de Warner. Cf. « Social class in America. A Critical Review », in American Anthropologist, Vol. 52, 1950.

(4) Marshall, T.H. : « General Survey of Changes in Social Stratification in the Twentieth Century », Transactions of the Third World Congress of Sociology, Amsterdam, 1966.

(5) Davis, Kingsley : « A Conceptual Analysis of Stratification » in American Sociological Review ; Vol. 7, no 3, 1942. Originellement le terme statut n'impliquait pas une stratification. Cf. Linton, Ralph : The Study of Man ; 1936, et la discussion de T.H. Marshall : « A Note on Status » in Ghurve Felicitation Volume, Bombay, 1954.

(6) Iturriaga, José : La estructura social y cultural de Mexico ; Mendieta y Nuñez, Lucio : Las claies sociales; Monteforte Toledo, M. : Guatemala ; Germani, G. : La estructura social de Argentina ; Rama, Carlos H. : Las claies sociales en el Uruguay, pour n'en Citer que quelques-uns.

(7) Weber, Max : Essays in Sociology. Eds : H.H. Gerth & C.W. Mills, Londres, 1948, cap. VII.

(8) Cf. « General Survey... », loc. cit.

(9) Touraine, op. cit.

(10) Marshall, « General Survey... » Loc. cit.

(11) Lipset, S.M. et R. Bendix : Social Status and Social Structure : a Reexamination of Data and interpretations P. in rhe British Journal of Sociology. Vol. II, 1951.

(12) Miller, S.M. : « The Concept and Measurement of Mobility », in Transactions of the Third World Congress of Sociology, Amsterdam, 1956.

(13) Op. cit.

(14) Lipset, S.M. et H.L. Zetterberg : « A Theory of Social Mobility » in Transactions..., op. cit.

(15) Ibid. Voir aussi Lipset, S.M. et R. Bendix : Social Mobility in Industrial Society, Berkeley, 1959.

(16) Cf. Marshall, « General Survey... », loc. cit., Dahrendorf, Ralf : Soziale Klassen und Klassenkonflikt in der Industriellen Gesellschaft Stuttgart, 1957; Henri. Janne : « Les classes sociales : l'approche marxiste et la notion sociologique d'Out Group », in Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. XXIX. 1960.

(17) Van Heck, « Some Introductory Remarks on Social Mobility and Class Structure », in Transactions, op. cit.

(18) Voir par exemple Boiarski, A. : « À propos de la « mobilité sociale », in Études Sociologiques, Recherches Internationales, no 17, 1960.

(19) Voir, entre autres, Gurvitch, G. Le Concept de Classes Sociales de Marx à nos jours, Paris, 1954, et Pitirim Sorokin : « Qu'est-ce qu'une classe sociale ? », Cahiers Internationaux de Sociologie, II, 1947.

(20) Raymond Aron : « Social Structure and the Ruling Class », in The British Journal of Sociology, Vol. I, 1950.

(21) Nous signalons notamment ceux que nous avons consultés : les ouvrages déjà cités de Georges Gurvitch et de R. Dahrendorf ; Bendix, R. et S.M. Lipset : « Karl Marx' Theory of Social Classes », in Class, Status and Power, Londres, 1959 ; René Duchac : « Bourgeoisie et Prolétariat à travers l'œuvre de Marx », in Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. XXX, 1961 ; Grolier, E. de : « Classes et rapports de classes dans les premières œuvres de Karl Marx » et « Classes et rapports de classes dans la théorie marxiste (de 1859 à 1865) », in Cahiers Internationaux, Vol. 6, non 55 et 60, 1954; Stanislas Ossowski : « Les différents aspects de la classe sociale chez Marx », Cahiers internationaux de Sociologie, Vol. XXIV, 1958.

(22) Gurvitch, « Le dynamisme des classes sociales », in Transactions.... op. cit.

(23) Op. cit, p. IX.

(24) Ossowski, S. : « La vision dichotomique de la stratification sociale », in Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. XX, 1956 ; et « Old Notions and New Problems : Interpretation of Social Structure in Modern Society », in Transactions... op. cit.

(25) La conception que Weber avait de l'ordre économique ne correspond, pourtant, pas du tout à celle de Marx.

(26) Lénine, V.I. : « La grande initiative », Oeuvres Choisies, Vol. II, Moscou, 1947, p. 589.

(27) C'est ici qu'il faut évoquer la théorie marxiste de la plus-value et de la valeur comme expression du travail. Il est étonnant que la plupart des auteurs qui ne réclament en partie de Marx ait ignoré ce point capial.

(28) Dahrendorf, R. : « Social Structure, Class Interests and Social Conflit », ln Transactions... op. cit.

(29) Cox : Caste, Class and Race, N.Y. 1959.

(30) Pour le concept d'intérêts « manifestes » et « latents » des classes, voir Dahrendorf, Il. : Soziale Klassen und Klaasenkonflikt.... op. cit.

(31) Le Concept de classes sociales..., op. cit.

(32) Cette thèse, qui est frappée d'anathème par la plupart des sociologues américains, a été développée par Cox dans Caste, Class and Race, op. cit.

(33) Elles pourraient donc être considérées aussi comme des justifications, ou rationalisations, du système économique établi; c'est-à-dire, comme des idéologies.

(34) Plus la stratification cesse de correspondre aux rapports entre les classes, moins elle est acceptée comme système de valeurs par toutes les couches qui l'intègrent, qui, au contraire, mettent en avant leurs propres systèmes de valeurs. D'où la multiplicité de conflits entre systèmes de valeur dans une société à la fois multi-stratifiée et divisée en classes sociales. Cf. Wertheim, W.F. : « La Société et les Conflits entre Systèmes de Valeurs », in Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. XXVIII, 1960.


Retour au texte de l'auteur: Rodolfo Stavenhagen, sociologue, El Colegio de Mexico. Dernière mise à jour de cette page le vendredi 23 mai 2008 8:19
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref