La liberté d’expression en Russie à travers les époques

Par Michel Roche

La question de la liberté d’expression en Russie peut faire apparaître très subtils les débats ayant lieu sur le sujet, au Québec. Les périodes où elle a été pleinement respectée par le régime ou favorisée par le contexte ont été relativement courtes. Je m’en tiendrai ici principalement à l’une de ses dimensions, la liberté de la presse.

Le régime tsariste appliquait une censure sévère à l’endroit de tout ce qui lui apparaissait comme une menace. Les journaux révolutionnaires ne circulaient que clandestinement, en déjouant la police du tsar. La révolution de 1905 aboutira à un changement important. Considérant inefficace la censure jusqu’alors en vigueur fondée sur une interdiction a priori, l’État décide de réprimer a posteriori, autrement dit, après publication. Le jugement passe ainsi des mains de la police à celles des tribunaux. Une telle politique permet au régime de concilier – en apparence – l’exigence libérale de la liberté de la presse tout en maintenant le contrôle de l’État. Ce dernier procède également à la diffusion concurrente de ses positions en réponse aux critiques dirigées à son endroit de manière à construire une opinion publique destinée à le soutenir. Le contrôle est ainsi remplacé par la surveillance[i].

L’effondrement du régime tsariste en 1917 a permis d’éliminer la censure. La révolution d’Octobre, menée dans le but de réaliser pleinement les promesses de la révolution de Février, devait en principe s’approprier et dépasser les principes du libéralisme politique, tant en ce qui concerne le droit de s’exprimer, de manifester, de créer des partis politiques, qu’en démocratisant la vie économique. La guerre civile devait cependant porter le coup de grâce au respect de ces principes. Bien que commencée sous Lénine, la censure allait se renforcer considérablement sous Staline et concerner toutes les formes d’expression : l’information, la littérature, les arts, la science, la photographie, l’interprétation de l’histoire. La situation était infiniment plus contraignante que sous le régime tsariste. Si la mort de Staline met fin aux formes les plus extrêmes de censure, la liberté d’expression demeure fortement limitée et encadrée par l’État. Des ouvrages comme Docteur Jivago ne sont publiés qu’à l’extérieur du « camp socialiste ».

Dans les années 1980, l’incapacité grandissante du régime à satisfaire les besoins de la population et les menaces pesant sur la sécurité du pays allaient inciter les dirigeants à entreprendre des réformes fondamentales. Mikhaïl Gorbatchev, nommé secrétaire général du Parti communiste, ne tarderait pas à annoncer sa politique de glasnost, mot russe signifiant « publicité » (au sens de rendre public) mais généralement traduit en français par le mot « transparence ». La glasnost impliquait non seulement la révision de l’histoire, mais également le droit de parler de tout. Le régime soviétique en est alors venu à une liberté de la presse supérieure à ce que nous avions dans les vieilles démocraties libérales. Les journaux avaient acquis le droit de procéder à une critique en règle du régime. Non seulement ce droit a-t-il été mis en pratique, mais les médias qui s’y livraient étaient subventionnés par l’État. Tous les jours, les Soviétiques se voyaient exposés à un pluralisme d’opinion incomparable avec la situation qui est la nôtre. Il existe sans doute peu d’exemples où la liberté d’expression a pu avoir un tel impact : après environ trois ou quatre années de liberté d’expression, le régime soviétique s’effondrait et l’URSS éclatait.

Dans la première décennie de la Russie postsoviétique, la liberté d’expression était passablement respectée dans les médias. À titre d’exemple, la première guerre de Tchétchénie (1994-1996) menée par le gouvernement russe contre la petite république séparatiste faisait l’objet de critiques en règles dans les journaux et la presse électronique. Cette guerre ayant été perdue par la Russie, le successeur de Boris Eltsine, Vladimir Poutine, prenant pour prétexte l’attaque d’un commando tchétchène au Daghestan pour y envoyer à nouveau l’armée russe, allait tirer une leçon importante de la première tentative : la nécessité de contrôler l’information diffusée en Russie au sujet de la guerre. C’est ainsi que l’opinion publique russe, entretenue par des informations maintes fois répétées au sujet d’une menace terroriste – des attentats ont effectivement été commis – s’est ralliée derrière ses dirigeants au lieu de dénoncer la guerre.

Par la suite, les informations jugées sensibles pour le régime ont fait l’objet de censure ou de répression. Les autorités avaient déjà été fortement ébranlées par les critiques formulées à la suite de la catastrophe du sous-marin Koursk, qui avait sombré le 12 août 2000. Désormais, la presse serait surveillée de plus près. On peut penser au massacre de l’école de Beslan en septembre 2004, alors que les journaux ayant publié des informations ou photos portant atteinte aux forces policières ont fait l’objet de sanctions, généralement des congédiements. Des assassinats de journalistes – forme la plus extrême de censure – ont également été commis, notamment dans le cadre d’enquêtes sur la corruption. Le 15 juin 2013, la Douma (parlement) votait une loi interdisant la « promotion de relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs ». La « propagande homosexuelle » dénoncée par le régime inclut jusqu’au fait de parler favorablement de la communauté gaie.

Mais avec la guerre lancée contre l’Ukraine le 24 février 2022, la liberté d’expression s’est resserrée encore bien davantage. Des journaux et stations de radio ont été fermés. L’utilisation des mots « guerre » ou « invasion » au sujet de l’Ukraine est punie par la loi, ce qui peut aller jusqu’à l’emprisonnement. Officiellement, le gouvernement russe mène une « opération militaire spéciale » contre son voisin. Il n’est plus possible de s’afficher contre la guerre, de manifester ou de « discréditer » l’armée. En 2023, l’ONG Reporters sans frontières classait la Russie au 164e rang en matière de liberté de la presse. Comment expliquer un tel recul ?

La censure exercée par un régime reflète généralement sa vulnérabilité face à la perspective de sa contestation. La Russie d’aujourd’hui se caractérise par un ordre social impopulaire, même s’il ne fait pas l’objet d’une contestation de masse. Année après années, les sondages révèlent que la majorité rejette la propriété privée des grands moyens de production, la détermination des prix par le marché et divers autres aspects d’une économie de type capitaliste, en particulier l’insécurité économique. Il faut dire que cet ordre social a été imposé d’en haut. Le capitalisme russe n’a pas émergé des profondeurs de la société dans le cadre d’une longue phase de développement des rapports marchands et de pressions populaires allant dans ce sens : il résulte de la décision des élites du pouvoir face à un peuple atomisé après 70 années de dictature. La privatisation a été l’œuvre de l’État et ceux qui détenaient une parcelle de pouvoir ou un quelconque contrôle de ressources monétaires (marché noir, banques publiques transformées en coopératives, etc.) ont pu s’emparer des fleurons de l’économie russe, à commencer par les ressources facilement exportables tels les hydrocarbures. Ce faisant, la propriété privée ne pénètre pas aussi profondément dans l’ensemble de la société russe que dans les économies développées. L’essentiel des richesses se trouve entre les mains d’une oligarchie fortement détestée par la population. Qui plus est, l’économie russe a subi un rapide processus de périphérisation qui s’est traduit par la désindustrialisation et la transformation du rôle international de la Russie en fournisseur de matières premières et d’énergie. Tout cela et diverses autres considérations ont profondément humilié la population russe et Poutine a su y répondre en restaurant l’autorité de l’État, en mettant au pas les milliardaires un peu trop frondeurs, en résistant à la prétention des États-Unis et de leurs alliés d’avoir remporté la Guerre froide et ainsi, de faire fi des préoccupations sécuritaires du pays.

Mais tout cela ne saurait suffire à maintenir l’ordre établi postsoviétique. Déjà, Boris Eltsine avait profité d’une violente confrontation politique pour remodeler les institutions du pouvoir afin de renforcer la présidence de manière à rendre impuissant tout parlement – et donc l’électorat – dans l’éventualité d’une remise en question des fondements de la nouvelle Russie. Avec la reprise de la croissance au début des années 2000, une société civile commence à émerger, certains syndicats indépendants gagnent en force, des organisations diverses apparaissent dans le domaine du logement, de la protection des droits des conscrits, de la liberté de la presse. La population commence à se remettre de l’étourdissante thérapie de choc des années 1990. Dans un tel contexte, le régime, plus solide sur le plan économique, devient paradoxalement plus fragile du point de vue idéologique et politique. Divers mouvements de contestation l’ont d’ailleurs ébranlé, comme celui de décembre 2011 en réaction aux résultats des élections législatives et qui ont vu jusqu’à 100,000 personnes manifester dans la rue. C’est pour cela que, déterminé à tuer dans l’œuf toute menace potentielle, Poutine a procédé à un resserrement du contrôle sur l’information.

[i] GUICHARD, Benjamin. La censure et la bataille de l’opinion en Russie après la révolution de 1905 : la recherche d’un consensus autoritaire In : S’exprimer en temps de troubles : Conflits, opinion(s) et politisation du Moyen Âge au début du XXe siècle [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2012 (généré le 17 février 2024). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pur/124140>. ISBN : 978-2-7535-6846-4. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.124140.