Mercredi en fin de journée j’ai fait un arrêt à la pharmacie. En cette semaine de la rentrée universitaire j’étais quelque peu déstabilisée par le rythme plus soutenu du quotidien après une période de vacances d’un mois. Au comptoir, juste devant moi, un homme et une femme qui discutent avec le pharmacien. D’après ce que j’en déduis ils sont assez jeunes, au début de la quarantaine. Je reste à distance comme il est recommandé, pour que la confidentialité soit conservée. J’en profite même pour faire quelques achats supplémentaires. Je reviens au comptoir et le temps passe, 5 minutes puis 10 minutes d’attente. Je jette un coup d’œil à mon téléphone, pousse un petit soupir et pense que peut-être devrais-je revenir un autre jour après tout il n’y a aucune urgence. Derrière moi la file s’allonge et on entend ici et là des grognements sur la lenteur du service et le temps trop long que passe ce couple à parler avec le pharmacien : « Veux-tu me dire c’est quoi le problème? », « Ils pourraient ouvrir le deuxième comptoir d’accueil pour nous répondre! ».
Je me sens soudain mal à l’aise car les chuchotements s’intensifient. On dirait un essaim d’abeilles prêt à se jeter sur ces deux personnes . La femme réalise soudain ce qui se passe, elle se tourne vers nous, elle a les yeux rougis, visiblement elle vient de pleurer. La consultation est sur le point de se terminer, le pharmacien toujours à l’écoute leur dit qu’il va contacter leur médecin pour discuter avec lui des moyens à prendre pour contrer les effets et désagréments importants de cette médication. L’homme se retourne à son tour, il a le visage émacié, les orbites creusées. Ses yeux, aussi noirs que les abysses de l’océan ne laissent planer aucun doute sur la gravité de sa maladie. Il a le visage d’un vieillard arrivé au bout de sa vie. Lorsqu’il se met à marcher, son pas est hésitant et sa femme doit lui tenir la main pour qu’il conserve son équilibre. Je ne suis pas la seule à réaliser ce qui se passe et le bourdonnement des abeilles affairées laisse place à un lourd silence. Notre honte collective est perceptible. Quelle belle occasion manquée de nous taire .
En retournant à ma voiture, j’ai eu une pensée pour tous ceux et celles qui, comme cet homme, n’entreront pas au travail, ne vivront pas la fébrilité de la rentrée. Du côté de la rive des vivants on s’affaire et on se plaint du temps qui va trop vite, de la ronde du métro-boulot-dodo. Pour certains d’entre nous, il n’y aura plus jamais de travail ni de vacances mais seulement cercle infernal des traitements à chaque semaine et la difficile attente des résultats.
Et tout à coup je me sens choyée et privilégiée de pouvoir retourner au travail. Revoir les étudiants et étudiantes, être en contact avec toute cette vie, toutes ces promesses de projets, cette énergie. Et dire que j’ai osé me plaindre et trouver difficile la rentrée . Pourquoi aura-t-il fallu avoir cette pensée seulement parce que cette journée là j’ai fait un petit détour à la pharmacie?